Traces que seul le soleil rasant ou une vue aérienne révèlent, ruisseaux abandonnés, tertres insolites, lieux dits dont le sens s’est perdu, autant de gibier pour l’historien qui va user de ces traces dans sa tentative de lecture de l’à peine visible parfois, de l’oublié souvent, qui aboutira à un véritable déchiffrement du paysage. Tel cet arpenteur du Moyen Age, muni de son long bâton, dont il a étudié la figure fascinante, Jean-Loup Abbé, avec patience et ténacité s’attache à comprendre et à reconstituer ce qui fut il y a quelques dix siècles, donnant à voir à travers plans, dessins et photographies la complexité d’un état des lieux. Ainsi en va-t-il de l’iconographie accompagnant ses études sur les étangs médiévaux dont les géométries, au-delà du sens, ne sont pas sans rappeler certains tableaux de Mondrian. La démarche dans sa volonté de dire, de nommer, de mesurer fait aussi un singulier écho au géographe de Borges soucieux de relever, minutieusement, les détails du monde, l’un comme l’autre semblant animés par la même volonté herméneutique de connaissance et d’interprétation. Puisqu’en fait au cœur de la démarche domine la mise en lumière du passé et la façon dont les rapports qu’il entretient avec lui nous permettent d’éclairer notre présent.
Pour ce faire à la durée du temps long répondent, symboliquement, des recherches qui s’étalent sur plusieurs années, qui s’accordent les saisons nécessaires à l’approche, à l’observation et à l’analyse. La méthode aussi est en adéquation avec son objet, dans sa singularité et sa richesse. Là, l’historien ne travaille plus seul, l’archéologue, le géographe, le palynologue… l’accompagnent au long de ses multiples déplacements sur le terrain. Car nous sommes, avec Jean-Loup Abbé et ses confrères, loin des caricatures qui représentaient le savant répugnant à abandonner ses parchemins ou à quitter le silence de son cabinet. Pour eux, ce sont les lieux qu’il faut faire parler, dans un dialogue avec les paysages, mais aussi, dimension essentielle, avec les hommes qui les habitent. Avec discrétion, mais obstination, l’historien s’emploie donc à tisser des liens avec les autochtones, à expliquer son projet, à échanger des informations, pour, en retour, reconnu comme interlocuteur digne, recueillir de précieux discours de mémoire sur les savoirs et les pratiques qui ont contribué à modeler l’espace d’aujourd’hui.
Indispensable, une telle complicité n’implique pas pour autant la fusion, ni l’enracinement, qu’il soit familial ou choisi. Franche-Comté, Quercy, région parisienne… Corbières aujourd’hui, les lieux ne sont pas un carcan, mais des espaces privilégiés de passage et de découverte pour le médiéviste. Chacun, à travers sa personnalité et son originalité, dit quelque chose des travaux et des jours. Et c’est grâce à ce nomadisme, à ce commerce perpétuel avec les hommes qui les habitent, à leur écoute empathique, que Jean-Loup Abbé a su faire siens quelques-uns des secrets qui commandent au bon usage du monde.