Sans doute fallut-il la Guerre pour donner au destin d’Yvette Chassagne un autre visage que celui qui était destiné à la jeune fille de bonne famille, éprise d’archéologie et passionnée par les civilisations anciennes. Les contraintes du réel amenèrent son père à la faire nommer à la préfecture de Bordeaux, où, pendant plusieurs années, la jeune fille, s’ingénia à fabriquer de faux papiers qui allaient servir au réseau de Résistance organisé par René Mayer. Mission terrible qui l’empêcha d’oublier jusqu’à ses derniers jours le martèlement lourd de bottes des agents de la Gestapo qui troublèrent tant de ses nuits. La Libération venue ses amis surent se souvenir des services rendus et le jeune femme, déjà en charge de son premier enfant, put grâce à leur soutien préparer et réussir le concours de l’Ena que Michel Debré, pionnier exemplaire, avait réussi à faire ouvrir aux femmes.
Débute alors une aventure extraordinaire qui verra Yvette Chassagne, « la première », occuper des fonctions réservées jusqu’alors aux hommes : sous-directeur successivement aux ministères de la Guerre, des Finances et de la Coopération, fréquentant les chefs d’Etat africains, elle joue un rôle essentiel dans la politique de la France dans ce domaine. Et, en juillet 1981, pour ne pas faillir à cette tradition, Gaston Deffere en fait la première femme préfet de France. « Préfet » car rien ne l’agaçait tant que la féminisation artificielle du titre auquel elle préférait les luttes acharnées qu’elle avait menées depuis toujours pour la parité des femmes. Cette énarque s’impose alors dans ce milieu traditionnellement masculin par sa capacité de travail, son énergie et son approche directe et pragmatique du terrain : foin du silence feutré et des appartements à dorure, madame le Préfet visite les acteurs sociaux dans leurs entreprises, elle convoque à sa table les partenaires nécessaires pour mener à bien de bonnes négociations. En quelques mois elle devient une véritable femme orchestre, c’est elle qui connaît au mieux tous les dossiers et qui conduit, en bon accord avec le Conseil général Loir-et-Cher et la presse qu’elle associe volontiers à ses actions, tous les grands projets, laissant derrière elle beaucoup de regrets quand elle est appelée pour présider aux destinées de l’Union des Assurances de Paris. Ce faisant elle insuffle à l’entreprise privée les mêmes règles de morale et d’efficacité que celles qu’elle appliquait aux plus hauts postes de l’Etat. Puis, ne se résignant pas à la retraite, en 1989, elle se fait conseillère du président du Club Méditerranée, consentant seulement à soixante-dix huit ans à se retirer en partie des affaires publiques pour mieux se consacrer à la vie politique de Narbonne. Là elle regrette que sa position d’opposante prive de dossiers la travailleuse acharnée qu’elle était restée. Rien n’interdit maintenant d’imaginer son fantôme apaisé, mais toujours nostalgique des luttes à mener, parcourant, au long des saisons, les fascinants et fastueux vestiges romains de la Narbonnaise tant aimés.
photographiée par Alain Pernia pour le Midi Libre, avec leur aimable autorisation
texte écrit par Jean-Pierre Piniès