A l’origine de la passion est le « hasard » qui, dans le monde des abeilles, couronne le roi et le berger qu’elles ont élu, toujours « un homme sage et de bonne moralité ». Ainsi un jour un essaim se pose t-il sur le mur de pierres sèches derrière la maison, décidant d’une vocation qui se transforme vite en passion. La mort, faute de soins appropriés, de la première colonie le pousse à découvrir, au fil d’une quête longue et difficile, la société des abeilles, car le monde des apiculteurs est aussi celui du silence et des secrets . Si les stages apprennent les bases, il n’y a pas de maître dans cette discipline complexe où le savoir s’acquiert, se dérobe plutôt, à travers les lectures, la multiplicité des observations discrètes et des rencontres. Univers d’interdits aussi où il est mal venu de poser certaines questions, où le nombre de ruches, le volume de production, les tours de mains appartiennent à l’ombre.
Au fil des années, celui qui a appris pénètre dans ce royaume fermé au commun, semblant régler le ballet des abeilles au long de gestes minutieusement ordonnés, de précautions indispensables et d’approches expérimentées, d’espoirs souvent déçus, avec, en fond, l’aiguillon du risque et des piqûres parfois mortelles. Fuyant les parfums qui dérangeraient les insectes, adoptant des mouvements lents, abordant le rucher avec précaution et respect, l’apiculteur tisse ainsi avec eux une relation singulière et toujours fragile. Et, le moment venu, il saura prélever le fruit de sa peine, le miel et la cire qui, jadis, assurèrent la gloire et la fortune du Narbonnais. Vendu jusqu'à la Grande Porte, recherché à Chypre ou par les Egyptiens, ingrédient indispensable de la pharmacopée, le miel de Narbonne assura la prospérité, jusqu’au triomphe du sucre.
Aussi Jean Courrent, érudit passionné, à travers ses recherches, entre vieux manuscrits, cartes anciennes et infatigables incursions dans les garrigues les plus envahies, trace-t-il les figures d’un monde disparu, où des théories de mulets ramenaient vers la ville les produits du rucher embaumés de sauvage, où le paysage était parsemé de « maisons d’abeilles ». Bucs sans apprêt creusés à même un tronc, modestes cabanes de planches, murs dont les niches abritaient du vent et de la sauvagine, constructions baroques, échos des « folies », ces grandes demeures de la prospérité viticole, les ruches étaient partout. Mais, aujourd’hui, bon nombre, oubliées, détruites par l’action du temps et des hommes, revenues au sauvage, ne subsistent que comme traces. Il appartient à l’historien apiculteur, maître émerveilleur, d’arpenter le territoire, pour dresser le tableau de la splendeur passée, en s’aidant de tous les indices fournis par la toponymie, en déjouant toutes les ruses qui font parfois confondre, en occitan, abeilles et brebis. Alors, dans le bruissement des essaims, entre mots perdus et chemins retrouvés, sonne l’heure des parfums emmiellés ou de l’ambrosiaque hydromel.
Indications bibliographiques :
* Les ruches-placards du département de l'Aude, dans Bâtir pour les abeilles. L'architecture vemaculaire en apiculture traditionnelle, Écomusée de la Cité des Abeilles, Saint-Faust, (Pyrénées-Atlantiques), 1998.
* Pour une histoire du miel de Narbonne, Écomusée de la Cité des Abeilles, Saint-Faust (Pyrénées-Atlantiques), 2000.
* Bâtir pour les abeilles dans l'Aude, dans Les Cahiers d'Apistoria n°2, 2004.
* Des bucs, de la cire et du miel à l’abbaye de Fontfroide, Oculus, n°15, 2006.
* Les ruchers-couverts du département de l’Aude, Académie des Arts et Sciences de Carcassonne, 2008.
* L’abeille et la ruche dans la toponymie de quelques communes audoises, état des lieux, problèmes et perspectives, Carcassonne, Académie des Arts et Sciences, 2008.
texte écrit par Jean-Pierre Piniès