A la veille de la seconde guerre mondiale il y a belle lurette, à Paris, que les jeunes et tous les amoureux de la chanson ont fait leur roi de ce jeune homme aux boucles blondes que laisse passer un chapeau rejeté en arrière, au veston bleu, dont la boutonnière s’orne d’un œillet. Chez celui qu’ils appellent « le fou chantant », envoûtés par son énergie, sa truculence, ses mélodies ou ses trouvailles langagières, ils trouvent, réalisée à la perfection une alliance du rythme et de la bonne humeur servie par une voix chaleureuse dont ils ont adopté la singularité. En particulier ce charroi des « r », inimitable, qui chatoie, impromptu, au détour d’une phrase, évoquant d’un coup, les lointains paysages de l’enfance, l’écho des torrents de montagne et des conviviales interpellations méridionales. Une voix originale donc qui va innerver de son charme plusieurs décennies, mêlant succès fantastiques et éclipses, hommages chaleureux des héritiers et oublis provisoires, mais donc certaines chansons, à force de répétitions sont entrées, fortuitement, mais durablement dans le patrimoine culturel, de « L’âme des poètes » en passant par « La mer », « Mes jeunes années » aussi bien, par « Le débit de l’eau » que « Le serpent python ».
En effet ce qui surprend, puis enchante, c’est sans aucun doute le mélange des catégories et l’absence de frontières. Charles Trenet cultive tous les genres, il fait siens aussi bien la bluette pour midinette que le poème de forme quasiment classique, la chanson populaire aux motifs un peu conventionnels que les jeux inattendus sur le langage qui explosent en non-sense ou en dodécaphonies remplies d’allitérations et de trouvailles. Et ce goût de la variation fait aussi le bonheur de sa musique et de ses mélodies puisque, aux airs de jazz répondent la romance, le déploiement classique de larges orchestrations, ou de burlesques « improvisations » a capella… Mais l’homme, ne se contentant pas de la musique, se fit aussi romancier puisant amplement dans ses souvenirs, et surtout, peintre, emporté par cette passion, surgie du plus loin de la jeunesse, à laquelle il envisagea longtemps de se consacrer.
Sans doute cet éclectisme explique-t-il les triomphes que remporta dans le monde entier « le fou chantant », parcourant les continents, empruntant à cet exotisme noms enchanteurs, rites et gestes servant au mieux la fertilité de son imaginaire. Mais les racines, sont ailleurs, dans cet espace de Narbonne à Perpignan, séparé par les étangs et les lagunes solaires. La première ville c’est celle de l’enfance, de la maison aux placards et au grenier mystérieux, enveloppée du bruit des trains, de la famille aimée, Perpignan c’est la découverte de l’indépendance, de la liberté et de la création. Et toujours, le retour dans ces deux villes, évoqué au détour de nombreuses chansons, consolera le poète de bien des amertumes, lui qui, dernier honneur, après Baudelaire, se vit refuser l’entrée dans le monde aux ors éteints et aux palmes fanées de l’Académie française.
texte écrit par Jean-Pierre Piniès
