Las Vals de Gleu / La traverse de Villesèque
On ne passe pas par Villesèque, on projette d'y aller. Autrement dit, pour voir Villesèque il faut le désirer; le village se trouvant aujourd'hui à l'écart des deux principales voies de communication : la D 611 (Portel-Durban) et la D 205 (Sigean- Fraïsse). Les voies directes, probablement antiques, qui y conduisaient ne sont plus que sentiers poussiéreux et cahotiques, parfois impraticables, mais toujours reconnaissables par les profondes ornières laissées par le charroi dans les affleurements rocheux.
Le village est tapi dans une cuvette verdoyante ouverte vers le couchant, coupé des influences marines par une longue falaise blanche. Il se tient là dans son immobilité solaire "entre la mer qui chante et le Mont bleu qui rêve"
Vers le milieu du XIIe siècle, Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, fit restaurer sous le nom de "viam novam mercaderiam" une voie romaine qui, de Narbonne en remontant la vallée de la Berre, gagnait le Roussillon. Les cartes du XVIIIe siècle nous renseignent sur l'itinéraire de ce chemin qui depuis Portel traversait à plusieurs reprises les méandres de la Berre, sur des gués ou des passerelles rustiques, puis par Gléon et Villesèque, filait sur Tuchan par le col de Nouvelles et au-delà vers la Catalogne. Ce n'est qu'à l'orée du XXe siècle, avec l'ouverture du tunnel de Ripaud et l'arrivée du petit train des Corbières que le trafic se détourne du passage antique par Gléon pour épouser le cours de la Berre, sinueux mais plan.
S'il est une voie jalonnée par le sacré, c'est bien celle qui emprunte la vallée bien nommée du Paradis. Portel, la porte d'entrée en Corbières est sous le patronage de Notre-Dame des Oubiels, la Reinadouïra, "la reine du fleuve" selon l'interprétation de l'abbé Barthes, pour qui : "ce qui demeure certain, c'est le caractère fluvial et routier de la dévotion". Plus en amont dans un écrin de verdure se cache Notre-Dame de las Vals (Gléon), et au-delà tout au long de la route se dressent chapelles et églises rurales : ancien prieuré Saint-Etienne ruiné (Mandourelle), Sainte-Croix ruinée, Sainte-Colombe (Fraïsse), Notre-Dame-de-l'Olive (Embrès), Saint-Félix de Castelmaure et son érable séculaire, Saint-Phel dans son village oublié, Saint-Martin des Canelles où jaillit une source... lieux pour l'ombrage et la halte, le silence et la méditation.
Les morts aussi s'alignent le long de ce vieux chemin où passèrent les convois de marchands et les lourdes charettes des charbonniers : cimetières paléo-chrétiens des Oubiels, de Gléon, de Mandourelle, de Saint-Sernin... car c'est une très vieille tradition que de se faire enterrer au bord des voies. Les premières drailles des garrigues furent ponctuées de dolmens, pierres dressées et tumulus. Le romain appréciait cette ultime demeure en bordure des grands axes de circulation; la vie n'est qu'un voyage, l'homme un passager très éphémère et une des fonctions subtiles du chemin est de faciliter le transit des âmes vers l'au-delà. L'église primitive perpétua ce symbolisme...
A Mandourelle, deux épitaphes sur des pierres tombales rappellent la mémoire de Trasemirus et Trasemundus qui vécurent vers le VIe siècle de notre ère au pied de l'Estron de la Vielha, dans cette fertile vallée de l'Adoux. A Gléon, près de l'ancienne voie, la chapelle de Notre-Dame de las Vals, érigée vers les IXe-Xe siècles, possède une inscription de l'église primitive du VIe, sur une dalle de marbre noir. On peut y lire, là encore, les noms de Diusvirus et Wiliscinda son épouse qui ont fait construire cette église pour l'expiation de leurs péchés.
Comme à Villefalse ou aux Oubiels qui se franchissaient sous la tutelle d'un saint passeur de gué ou de pont, Notre-Dame ou peut être plus anciennement saint Martin, attesté par un toponyme, protégeait et assurait en ces lieux montueux (Gléon, Gleu... viendrait de ad clivum "pentu, en bordure de ravin" ) la circulation des marchandises et des âmes des morts. Notre-Dame des Vals, appellée au XVIIIe des Oisils, est d'après son nom (lat. auxiliaris) une mère qui porte secours aux hommes . Mais dans ce petit paradis, le toponyme d'oisils pourrait aussi bien signifier l’aucèl ou l'ausin, l'oiseau ou le chêne, véritables emblèmes de ces bords de rivière.
Quoiqu'il en soit de ces interprétations étymologiques, la chapelle, le chêne et l'oiseau demeurent, indiscutables réalités tapies dans les roseaux, les peupliers et les platanes. Le soleil, comme aux temps de Diusvirus et Wiliscinda, brille toujours autant, la rivière scintille sous les feux de midi, la pluie tombe parfois, le vent souffle, le vieux chemin serpente en direction du col...
Et nous, nous continuons à passer.
texte écrit par Marc Pala
Catégorie: 2 / 3. Voie / Sacré.
Bibliographie:
Barthes Emile, 1916, Sainte-Marie des Oubiels à Portel, Ed. Noël Tixier, La Rochelle.
Pala Marc, 20050, Voies et frontière à l'époque médiévale dans les Corbières orientales, Rapport PNR de la Narbonnaise.
Rivière Jean, 1946, Notre-Dame de Gléon à Villesèque-des-Corbières in Notre-Dame en Pays d'Aude, Ed. De l'Enclume.