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L'Estron de la Vièlha / Un signal dans le paysage
(Villesèque des Corbières)


Visible depuis la vallée de Durban et le couloir maritime, l'Estron de la Vieille est une colline d'environ 400 mètres d'altitude qui se démarque sur un horizon de plateau. Sa curieuse dénomination lui confère une certaine notoriété. Sa référence gaillarde à la "matière joyeuse et dégrisante" ne fait pas toujours l'unanimité ; ainsi la carte d'état major de 1889 a préféré transcrire cette truculente appellation par "Trau de la Vieille" (en oc trauc : trouée, passage), multipliant en toute innocence les ambiguïtés phonologiques...

La question reste pourtant entière, l'Estron de la Vieille est-il le nom originel de ce tènement ou une déformation, un jeu de mot populaire sur un toponyme plus ancien, incompris ? A.Soutou déjà s'interrogeait sur les diverses interprétations possibles du toponyme Vieille, avançant, entre autres, l'explication par Villa qui normalement évolue en Viala mais pourrait aboutir, dans certains cas, à Vielha. Ce que pourraient  suggérer les rapprochements avec le nom du village voisin, Villesèque, prononcé Bilosèco, écrit Vylha Seca en 1539, très proche de "Vielha Seca" (équivalent du toponyme "Vieille Morte") ou encore avec ce pech du Viala qui perpétue, au pied de l'Estron, la villa Perela mentionnée dans une donnation d'époque carolingienne. Toutefois, suggère Soutou, s'il en était ainsi, les confusions qui se seraient produites au bénéfice de la Vieille "montre bien que cette Vieille, avait à une époque donnée une place prépondérante dans la conscience toponymique populaire".

En effet, cette Vielha est loin d'être une inconnue dans le monde merveilleux des récits populaires. Elle a donné naissance en Languedoc à une importante mythologie où elle apparaît tour à tour comme géante, sorcière, fée, personnification de la nature ou du cauchemar, figure carnavalesque... Un court récit recueilli dans les années 1990 à Durban semble confirmer cette piste folklorique qui rattacherait ce lieu au légendaire très répandu des géants arpenteurs et modeleurs de paysages. Selon cette légende, le pic de la Vieille et la rivière de la Berre seraient l'oeuvre d'une géante qui : "un pè sus Sant Victor, l'autra sus la Serra, pisset la Bèrra, caguet l'Estront"; une variante ajoute même que comme il lui en restait encore mai d'una gotta, elle pissota le Barrou, cette petite Berre.

Le folklore mondial regorge d'exemples de géants qui jalonnèrent le territoire des traces de leur passage : empreintes de leurs chaussures, dépattures, ustensiles, excréments... On ne compte plus les estrons de Gargantua, de Roland ou du Diable. Toutes ces légendes de géants, précise M.Bakhtine, "ont un rapport étroit avec le relief des lieux où elles étaient racontées; la légende trouve toujours un point d'appui concret dans le relief régional" et mêle les images grotesques du corps au monde environnant. Ainsi ce Trau de la Vielha, duquel sourd matière mirifique, est-il révélateur de très anciennes zones de passage, En soulignant l'alignement du Pié de Poul, point culminant de la Serre, de l'Estron et du pic Saint-Victor, la géante pointe la vieille draille des plateaux littoraux et les portes d'entrée en Corbières, au nord la vallée de la Berre et au sud, les cols de Souil et de Pereille.

Au long des siècles, le paysan des Corbières se tourna vers cette colline au profil caractéristique pour s'orienter et pronostiquer le temps, "Quand l'Estront es oscura, aurem la pluèja segura"; un dicton équivalent s'applique au col de Feuilla, dit Trauc de Madama. L'Estron acquit même le statut de symbole identitaire comme le rapporte le Sigeanais Charles Frances, "N'est-elle pas pleine d'amour, dans sa spontanéité, cette réflexion du soldat sigeanais qui, dans la fournaise de Verdun, rencontrant, par hasard, un compatriote, marmonait : l'Estroun de la Bieillo es fumous !"

De ce détour par le mythe, nous retiendrons surtout ce thème de l'inscription dans le territoire. A l'image du corps de ce géant, poreux, fusionnant avec la topographie, le corps de l'homme n'est pas isolé du monde, des phénomènes naturels ou du relief géographique. C'est bien dans ce type de savoir sur un paysage, sur le monde et les choses que réside la pertinence contemporaine de ce légendaire.

Nous revoici sur le plateau avec le vent et le soleil sur la peau, Rabelais dans la tête; au loin une colline : "Ah, ha, ha! Houay! Que diable est cecy? Appelez-vous cecy foyre, bren, crottes, merde, fiant, déjection, matière fécale, excrément, repaire, laisse, esmeut, fumée, estron, scybale ou spyrathe ? C'est, croy je, saphran d'Hibernie.

Ho, ho, hie! C'est saphran d'Hibernie ! Sela ! Beuvons."

Quelques repères poreux ont fixé des bribes d'un vieux corps territorialisé, "la culture grotesque populaire"; en lutte perpétuelle contre la peur et la mort, elle nous renvoie par-delà le temps, dans un éclat de rire, l'image d'un cosmos exorcisé, joyeux, matériel et corporel.


Bibliographie :

Abondante documentation à caractère folklorique et ethnographique sur ces thèmes du géant et de la Vieille, voir : Frazer, Sébillot, Reinach, Dontenville, Moulis, Gaignebet, Fabre...

Et cette phrase lumineuse du félibre provençal Josèp d'Arbaud : "La Vieio! Esperit viéu di grand parage nòu!" [La Vieille, esprit vivant des grands espaces neufs]

Soutou André, 1954, Toponymie, folklore et préhistoire : Vieille Morte, Revue internationale d'onomastique, 183-189.

Bakhtine Mikhaïl, 1985, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance, Tel Gallimard.

Francès Charles, 1965, Sigean... Centre d'un monde, B.M.S. n°1, Mairie de Sigean.





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