Une folie viticole / Le château de Gaussan (Bizanet)
En bordure de la départementale 423 qui mène de Bizanet à Saint-André-de-Roquelongue, se dresse à main droite, au milieu d'un vignoble de plaine à la terre rouge brique, une puissante construction néo-gothique, aux allures de forteresse. Conçu pour être vu de loin, le château de Gaussan fut la fierté d'une de ces familles bourgeoises, enrichies par la vigne au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. "Je ne sais pas, Madame, si vous verrez jamais Gaussan, Paris est si loin, mais je le déplore car c'est toujours un grand spectacle..."
Cet édifice emblématique, oeuvre d'architecte inspiré par le Romantisme et les restaurations de Viollet le Duc, s'est superposé à d'anciens bâtiments détruits ou relégués à l'état de dépendance. Car les habitats, sans discontinuité, se sont succédé sur ces terres fertiles. Le nom même du domaine par sa terminaison en -an indique la présence ancienne d'une villa exploitée à l'époque gallo-romaine par un certain Gallicius (formé sur le gaulois Gaullus). Mais l'Histoire, en ces lieux, ne commença pas avec Rome. Du mobilier recueilli sur près de vingt hectares, notamment de grandes haches polies en silex ou en cinérite, en provenance du Rouergue ou du Bergeracois, signale un important établissement du néolithique moyen.
Au Moyen Age, les archevêques de Narbonne établirent leur emprise sur ces terres convoitées, en y faisant édifier vers 964 une chapelle rurale sous le vocable de Sancti Stephani de Agauciano. Puis vers la fin du XIIe siècle, l'église devint possession du monastère de Sainte-Eugénie, près de Peyriac-de-Mer, qui, criblé de dettes, se donna à Fontfroide en 1189. Le domaine de Gaussan devenu paroisse puis grange cistercienne prospéra, comme son voisin Hauterives (Ornaisons) sous la protection de l'abbaye. Avec ses prairies, ses troupeaux, ses champs de céréales, il resta propriété de Fontfroide jusqu'à la Révolution puis fut vendu comme bien national en 1791. Charles Lambert de Sainte-Croix (1827-1889), fils d'un notaire parisien, orléaniste élu sénateur de l'Aude en 1876, hérita de Gaussan, en pleine période de croissance du vignoble audois. Profitant de ce contexte économique favorable, il transforma la propriété en une exploitation viticole puis la vieille grange en un château néo-médiéval. Il fut l'un de ces propriétaires qui profitèrent de la crise du phylloxéra. Dès les années 1860, l'épidémie frappa les vignobles concurrents, à commencer par ceux du Gard, des Bouches-du-Rhône puis de Gironde... Lorsque qu'elle toucha le Bitterois et le Narbonnais, en 1878, la parade par le greffage sur plant américain était déjà connue. Durant près d'une quinzaine d'années, les vignerons du Bas Languedoc restèrent à peu près les seuls à produire du vin. Les prix connurent alors en cinq ans une hausse vertigineuse passant de 10 francs l'hecto en 1875 à 41 francs en 1880.
Prodigieusement enrichis, ces négociants et propriétaires fonciers furent saisis par une frénésie de construction qui recouvrit la plaine viticole de clinquants “châteaux pinardiers”. Toutes les époques depuis le moyen-âge furent revisitées mais aucun style régional n'émergea de ce foisonnement architectural. Ces demeures extravagantes, aux décorations luxueuses, ces dépenses déraisonnables, furent qualifiées de "Folies". A Gaussan, le château d'apparat récapitule tous les stéréotypes des forteresses médiévales avec ses tours, ses murailles crénelées, ses échauguettes, ses mâchicoulis et ses archères. Il révèle surtout la mentalité de ces nouveaux riches en quête éperdue de notabilité et l'éclat d'un éphémère âge d'or de la vigne. A partir de 1893, le temps des Folies se clôt, les cours s'effondrèrent, victimes de la surproduction.
En 1994, autre son de cloche, avec l'installation d'une dizaine de moines noirs en provenance de l'abbaye de Fontgombault. Le château retourna à un autre Dieu, à une vie de silence et de prière. Les religieux, loin de la démesure de la Belle Epoque, y cultivèrent humblement huit hectares de vignes plantées en maccabeu, syrah et grenache. Mais l'intermède fut de courte durée. En 2009, l'abbaye fut revendue, les moines émigrèrent en Ariège "dans le but de trouver une plus grande solitude". Le monastère, transformé en chambres d'hôtes, fut promu avec son parc de 150 hectares, "endroit idéal pour randonner et admirer la nature". La Folie changea une fois de plus d'orientation. Son nom semble alors mieux s'accorder avec sa probable origine médiévale, foillie, cette loge décorée de feuillage, ces jeux de la feuillée où dans la discrétion d'une alcôve de verdure s'épanouit quelque expérience galante ou solitaire pour un peu de libertinage comme au temps des villégiatures ou, autre plaisir, pour le simple recueillement, et par la vertu de la sève porter à nouveau des fruits.
Bibliographie :
Barthès Pascale, 1995, Le bassin de l'Aude du Néolithique à l'âge du Fer, Prospections thématiques, 1991,1992,1995, N2004-LA-0151, Adl FI, Archéologie de la France-Informations.
Larguier Gilbert
Magnan Pierre, 1995, La Folie Forcalquier, Denoël.
Si le Gaussan évoqué dans la citation de Magnan n'est pas le notre, l'esprit qui préside à la Folie reste le même. Les grandes familles bourgeoises pavanent dans les salons et les fumoirs de leurs somptueux châteaux entourés de parcs et de jardins. Jusqu'au choix des arbres qui reflète ce souci d'affirmation : cèdre, séquoia, sapin, pin parasol, marronier... rien de moins que des monarques du monde végétal, marqueurs exotiques de la puissance et de la gloire. Ephémères...