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La borne des Quatre Seigneurs  / L'homme territorialisé
(Roquefort, Feuilla, Lapalme, Treilles)


Il est des lieux que plus rien ne signale à notre attention si ce n'est leur nom. Retournés à une sorte d'indifférenciation originelle, ils semblent attendre une nouvelle donne pour sortir de l'oubli : un incendie, le retour des troupeaux, quelques chasseurs ou un promeneur intrépide qui rouvrira la vieille sente, repoussera le linceul végétal. Seuls, le vent, le sanglier et les aigles qui nichent à l'aplomb des falaises perpétuent leur emprise  sur ces planals désolés.

Pourtant de rares ornières témoignent encore du passage des lourds charriots des boscassièrs et les archives des villages environnants nous rappellent qu'une de ces collines fut l'enjeu, au XIXe siècle, de convoitises passionnées. Choisi comme point remarquable par les arpenteurs dès l'Antiquité, ce mamelon arrondi, de faible étendue, démarqué des montagnes qui l'entourent, fut appelé Sarrat des Bousoles (l'oc bosòla : borne). Au Moyen Age, il devint le point de convergence de quatre seigneuries. Délaissant les sinuosités des divisions naturelles qui suivent les ravins et les crêtes, les arpenteurs préférèrent ici, la ligne droite, directe, de bòla en bòla, depuis la Borne des 4 Seigneurs jusqu'à celle du Camp del Potz sur le flanc du Montner. Le carron (ancêtre du cadastre) de Feuilla de 1538 confirme l'importance de ce signal  mesurièr (qui contient la mesure), à partir duquel se développe la ligne de partage des territoires de Feuilla et Roquefort. De cette Bousole des 4 Seigneurs, l'on devait voir, dans la direction du cers, celle du Montner éloignée de 77 cordes, soit 3564 mètres, la totalité de la frontière commune à ces deux communautés.

Vers le milieu du XIXe siècle, les habitants de Feuilla contestèrent cette division unanimement reconnue lors de l'établissement du cadastre de 1813. Ils prétendaient que la borne des 4 Seigneurs ne se trouvait pas à la bonne place, ils la rebâtirent à l'extrémité nord du mamelon, faussant ainsi toutes les perspectives de visées antérieures. De vieilles croix, "plus ou moins fraîchement taillées" s'indigne le Roquefortois Marty, apparurent sur "l'emplacement favori des habitants de Feuilla". Les géomètres de 1852, jugés partiaux par les Roquefortois, "complètement dévoués à la cause de Feuilla", proposèrent une nouvelle limite, au tracé non plus rectiligne mais polygonal, matérialisée par une dizaine de bornes, qui annexait tout le plateau supérieur de la montagne. Les Feuillantins, au grand désespoir de leurs voisins, "ne cachèrent pas leur satisfaction; ils prirent ouvertement des airs de triomphe". Anticipant les décisions du tribunal, ils passèrent à l'action, outils et matériaux sur le dos, ils gravirent la serre, ne se contentant pas d'amonceler de simples amas de pierres, "ils élevèrent de vraies petites tours, et les bâtirent à chaux et à sable".

Les Roquefortois s'insurgèrent contre "l'invention de cette nouvelle frontière" qui privait leurs défricheurs et bergers de 420 sétérées (103 ha) de garrigue. Confronté à la virulence extrême des deux partis, le tribunal de Narbonne, incapable de trancher entre des expertises contradictoires, se déclara incompétent en la matière. La limite ancienne, celle du carron, prévalut et la plupart des bornes voyageuses furent détruites; seuls quelques noms se transmettent encore avec les postes de chasse : borne des Cimbouls, de la Fenneto, du Barrenc, de l'Abeuradour, de la Sabine...

Les géomètres du XIXe siècle n'étaient plus des experts prud'hommes au sens médiéval du terme, hommes sages et avisés, garants de la sacralité du bornage. Le siècle des Lumières et la Révolution étaient passées par là, banalisant la mesure, rationalisant la limite. Les falsificateurs de bornes avaient détruit la mémoire gravée dans le sol, en dispersant les còdols, les galets témoins enterrés à leur pied. Mais l'oubli ne devint total qu'avec la disparition progressive des témoins vivants des partages, los agachons (de l'oc. agaitar : regarder avec attention), qui veillaient au respect des limites et à l'intégrité du territoire communal. Personnellement affiliés au bornage, ils avaient été choisis quand ils étaient enfants pour accompagner les géomètres arpenteurs sur les lieux du partage. A l'image du jeune saint Médard, ce modèle référentiel, qui reconnaissait les vraies bornes et les marquait "de son pied comme l'aurait fait le fer chaud sur la cire", ils participaient à la siensa d'atermenar par une petite initiation qui leur conférait le rang de témoin. Impliqués émotionnellement, ils recevaient une paire de gifles "afin qu'ils gardent le plus vif souvenir des limites qu'ils ont vu borner". Ils devenaient ainsi porteur d'un savoir qui les liait intimement à un territoire; à des traces et des pistes forgeuses d'identité.

Dans les brumes accumulées par le vent marin, la dernière bosòla de la serre évoque une vague silhouette d'homme; d'un homme, qui, en d'autres temps, régna sur les limites.



Bibliographie :

Marty Théodore, 1889, Recherches historiques sur Roquefort et Montpezat, Chauvin, Toulouse.

Portet Pierre, 2007, Les techniques du bornage au moyen âge : de la pratique à la théorie, LAMOP, Université Paris I.

Motte Magdeleine, 2010, "Traité d'Arpentage" de Bertrand Boysset, Manuscrit 327 de l'Inguimbertine, Presses Universitaires de la Méditerranée, Montpellier.

"Item, tu, atermenador, entent, quant plantaras terme in aguachons von que sie, fay si podes que y aja enfants e fay lur vezer la maniera consi si planta termes ni aqual part si pausan los aguachons ni von es luoc ni de qui. Et apres, dona a quascum dels enfants una bofa, per tal que quant seran antics lur recorde d'aquelos termes que auran vist plantar et aguachonar a tu en presencia dels autres que i seram estat." [La siensa d'atermenar, ch.109/4, Quapitol per recordansa]





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