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Les plâtriers / Un éclat de sélénite
(Portel-des-Corbières, Fitou)


De la carte au terrain, l'écriture des pierres, par des sollicitations discrètes, va parfois de concert avec celle des hommes. Il ne reste qu'à en déchiffrer l'économie. La Gipièra, lo Forn dal Gèis, lo Guèis... de mêmes mots, en occitan (lo gip o lo gèis), désignent à la fois le matériau naturel, le gypse, et son artifice, le plâtre. Les gisements de gypse, révélés par cette toponymie, sont assez communs en Corbières orientales, ils affleurent sur la bordure d'anciennes lagunes : étangs de Pudre et du Doul à Peyriac-de-Mer, du Deume à Sigean, du Pla de Saint-Aubin à Fitou...

Le gypse est une roche sédimentaire qui s'est formée dans des lacs salés, soumis à de très fortes évaporations, en des époques géologiques semi-arides, comme le Trias, il y a environ 200 millions d'années pour les gîtes de Fitou ou l'Oligocène, il y a 65 millions d'années, pour ceux de Portel-des-Corbières, bien qu'une origine triasique ne soit pas exclue. L'instabilité de ces sols, travaillés en profondeurs par la dissolution - le gypse est chimiquement un sel - a entraîné l'apparition d'entonnoirs ou de vastes dépressions circulaires comme l'étang du Doul. Le gypse cristallise sous des formes très diverses  (lenticulaires, aiguilles, prismes, macles...) que les traditions de mineurs ont gratifié d'un vocabulaire imagé, souvent profane : pied d'alouette, fer de lance, foie de cochon, pot à beurre, crotte d'âne... parfois religieux : miroir de la Vierge, verre de Marie, pierre à Jésus... Les gypses de Portel et de Fitou sont saccharoïdes (à l'aspect du sucre) et de couleur plutôt grise. Incorporés au sein de marnes et d'argilites versicolores, ils cohabitent avec de nombreux cristaux de quartz bipyramidés qui font la joie des enfants et des minéralogistes du dimanche.

Le gypse, contrairement au "calcaire à chaux", est une roche tendre, facile à extraire et à transformer car sa cuisson à faible température, aux alentours de 150°, nécessite peu de bois et s'effectue dans de petits fours rudimentaires, d'une capacité de 2 à 4 mètres cube. Extrait à l'aide de pics ou d'aiguilles, brisé à la masse, il était transporté dans des paniers depuis la carrière jusqu'au four. Le plâtrier empilait les blocs en formant une arche, d'environ 2 mètres de hauteur, qu'il recouvrait d'une couche de mortier argileux. Sous cette voûte minérale un feu de bois ou de charbon cuisait lentement la fournée qu'il fallait rendre homogène par un brassage savant des incuits et des surcuits. La dernière étape consistait à réduire le plâtre obtenu en une fine poudre par un battage à la masse en bois puis un broyage manuel au rouleau de pierre ou dans des moulins circulaires, actionnés par des animaux.

Au XIXe siècle, ces petites unités, souvent familiales, perdues au milieu des garrigues furent réduites au silence par la concurrence d'installations industrielles qui se développèrent à proximité des plus importants gisements. En 1835, les 14 fours cylindriques qui fonctionnaient aux plâtrières de Fitou occupaient journellement 400 personnes travaillant sur les divers postes : extraction, cuisson, broyage, transport, vente... Les plâtrières de l'Aude puis de France rachetèrent, au XXe siècle, les principales sociétés et entreprirent la modernisation des sites. A Portel, des kilomètres de galeries, équipées de voie de chemin de fer, furent creusées sous la Bade ; foreuses, concasseurs, purgeuses... côtoyaient de puissants fours automatisés. Dans les années 1970, 100 000 tonnes de gypse furent extraites de ces carrières. Malgré une production conséquente, le site de Portel, après celui de Fitou, connut une fermeture par étapes. Il fut rétrocédé dans la décennie 1990 aux Caves Rocbère qui l'aménagèrent en chais de vieillissement et en musée du plâtre et de la vigne.

Pour l'homme du plâtre, un grand tournant s'opéra lorsque l'exploitation du gypse pratiquée en carrières à ciel ouvert passa en mode souterrain. Pour débusquer un matériau plus pur, semblable à un cristal d'un beau blanc grenu, le carrier dut s'enfoncer dans le sol, se transformer en mineur. A Fitou, l'un des puits d'accès aux mines avoisinait les quarante mètres de profondeur; en 1835, les mineurs y descendaient "par un escalier très hardi, sans rampes, dont les marches toujours humides et argileuses, le rendaient d'un difficile accès". Il durent renoncer à la lumière solaire pour saisir, dans la noirceur secrète de la terre, l'éclat pur mais blafard de la sélénite, cet autre nom du gypse, encore dit "pierre de lune" car on croyait y retrouver son éclat. Sa lumière tranquille et blanche, comme un lait de chaux figé, baignait ce monde pétrifié des abîmes où des débris d'os longs côtoient des empreintes de palmiers et des végétaux cristallisés. Avec la paralysie des activités, des colonnes d'eau sombre, plate et solide, où un serpent parfois se glisse, ennoyèrent toutes les cavités. Dans les eaux lourdes de ce tombeau, sans rite ni visite, même la rêverie hésite encore à s'infiltrer.



Bibliographie :

Bouis M., 1835-1836, Recherches sur les gypses (pierres à plâtre) employées dans le département des P.-O., SASL des Pyrénées-Orientales, t.2

Brau Gilbert, 1997, Derrière Terra Vinea, deux siècles d'exploitation du gypse, Journal l'Indépendant, du 27 février, rubrique de Portel-des-Corbières

Et sur la sélénite (du grec selênê: "lune", selênitês (lithos) : "pierre de lune") et les figures immobilisées d'un monde pétrifié, voir :

Huysmans J.-K., 1928, En rade, Plon, Paris

dans lequel la lune est perçue comme "un immense désert de plâtre sec".

Caillois Roger, 1987, L'écriture des pierres, Champs Flammarion

pour "l'action d'un esprit coagulant et gorgonique" dans les jeux de la nature.

Et Bachelard, bien entendu, pour ses essais sur les images de l'intimité.





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