Berre / Histoire d'une capture (Villesèque, Portel, Sigean)
"Nous cherchions d'instinct, l'embouchure de notre captive". Non, nous ne volerons pas à Simon Miquel sa rivière capricieuse, ni ne reprendrons son itinéraire de voyage depuis sa source-bassin dans la serre de Quintillan jusqu'à sa perte dans les étangs, au large du Lac... Mais nous nous laisserons volontiers conduire, par une belle journée d'été, dans une sorte de voyage intermittent au long de ses eaux tranquilles. Fluvius Birrae, un dérivé de fluxus, au figuré c'est tout ce qui s'écoule d'une manière continue, l'eau bien sûr mais aussi la pensée et la rêverie qui l'accompagnent ou qui naissent à son contact.
La Berre a acquis par son infinie patience géologique un bassin hydrographique indépendant où elle exerce sa maîtrise sur quelques vingt cinq affluents contributeurs dont le Barrou, cette Berre miniature. Bien que d'une longueur modeste, environ 35 kilomètres, elle mérite son nom de fleuve, qui selon une définition géographique bien établie désigne tous cours d'eau se jetant dans la mer. "Super fluvium Berram in valle Corbaria" rapportent les chroniqueurs carolingiens à propos d'une fameuse bataille qui se déroula en aval de son cours en 737, opposant les Francs de Charles Martel aux Sarrasins. Le radical BeR, hydronyme et oronyme d'origine pré-indo-européen ou ligure, évoque sans conteste un cours d'eau mais aussi des hauteurs, celles des Corbières dans lesquelles la rivière a creusé ses larges et profondes vallées schisteuses, ses défilés dans les calcaires ou les marbres, poli ses marmites et déroulé ses plages de galets. Barthes, le chanoine érudit de Portel-des-Corbières, pensait que Berra était un des noms de l'ancien pays. Nous nous rallions sans peine à son opinion car la Berre a une histoire géologique originale. Attirée par l'horizon marin, la proto Berre, a été capturée, à hauteur de Ripaud, par une faille rabotée par les ruissellements collinaires et les remontées de la mer Miocène. Elle s'est détachée du réseau hydrographique de l'Orbieu pour créer sa propre vallée, et pas n'importe laquelle : la vallis Corberia dite vallée du Paradis. Autrefois, la Berre primitive coulait en direction du nord. Elle avait ouvert son lit dans l'anticlinal au pied du Saint-Victor et déposé ses quartz roulés sur les terrasses alluviales de Boutenac. Le ruisseau de Ripaud et l'Aussou qui coulent en sens inverse sont les témoins de ce cours fossile. Le grand coude du Teuri, à la sortie des gorges de Ripaud, en contrebas du tunnel où passait au début du siècle dernier le petit train des Corbières, marque le changement brutal d'orientation, cap vers l'est, vers la mer et sa liberté de rivière, pour y vivre une nouvelle jeunesse.
Il faut monter sur le pic Saint-Victor pour élargir ses horizons. Le serpent vert de la rivière se glisse entre de paisibles vallées où s'étalent les vignes comme autant d'oasis ouvertes dans les ondulations brisées de cette vaste table de calcaire, couverte d'un épais maquis déchiré de falaises inclinés et de rocs blancs. Passé Portel-des-Corbières, la vallée s'élargit, la rivière s'étale et se perd par endroits dans ses gravières. En été, elle n'est plus qu'un oued aux eaux poussives qui "meurent de soif". Son débit moyen enregistré sur le territoire de Villesèque est de 1 m3/s, il atteint les 40 m3/s après les pluies d'automne mais lors d'une crue historique, en novembre 1999, cette petite rivière côtière méditerranéenne s'est transformée, en une nuit, en un fleuve torrentiel (748 m3/s) aux débordements rapides et dévastateurs.
Dans la plaine de Sigean, les terrasses de cailloutis des Oubiels, du Peyrou, des Aspres... et les terrains à dominante limoneuse inscrivent dans le paysage les divagations millénaires de son embouchure.
Mais si l'on veut comprendre la Berre, fraterniser, du moins temporairement, avec cette traîtresse aux comportements ambigus, délaissons les points de vue panoramiques - sur le littoral par exemple les collines du Doul - et immergeons nous dans l'intimité de son lit. Savourons les ambiances, très contrastées des étangs et des garrigues, celles des paléo rivages avec leur chapelet d'îles : les Oulous, le Soulier, Planasse..., leurs étendues de sel et leurs sansouires ou celles plus en amont des petits coins de baignade, à la Reinadoure (Portel-des-Corbières), vers Gléon ou dans les gorges de Ripaud. Là des bandes d'adolescents des villages riverains s'initient aux joies sauvages de la nage et du plongeon. Images du temps de l'insouciance quand la rivière n'est plus qu'un grand tapage aquatique entrecoupé de moments de silence. Il faut alors apprendre à saisir la note inaudible, l'instant éphémère de la grande capture qui renoue avec le pays.
Dans ces trous de verdure, les pieds dans l'eau fraîche et claire, le soleil sur la peau, on réalise que ce pays est aussi et surtout une matière : un vent et une sécheresse, une eau et une lumière... L'intuition de Barthes, cet enfant de Portel-des-Corbières, retrouve toute sa pertinence, s'identifie avec la rêverie première de la rivière qui en se cherchant une issue vers l'ailleurs, a modelé l'ici de la vallée.
Bibliographie :
- Simon Miquel, 1983, "La borde des loups / Nouvelles de la Berre", Fernand Gauthier, Narbonne.
Plus particulièrement les nouvelles : La Berre, Le comte du Lac et La vallée de Salobert. "Mon projet : la Berre. Ma rivière capricieuse, lourde et chaude à la naissance, fraîche et noire aux pieds des arbres blancs à Durban, tantôt tumultueuse au fond des gorges, timide sous les arches du pont de Portel, le plus souvent absente de son lit immense".
- Emile Barthes, 1912, "Notre-Dame des Oubiels de Portel", Caillard, Narbonne.
"Là, coule une rivière au nom celtique de Berra; elle descend de la Haute Corbière et son parcours, d'une longueur de 36 kilomètres, se fait le plus souvent à travers le gravier. Il n'est pas rare de la voir comme un lac déchaîné, se précipiter dans les gorges rocheuses qui l'enserrent. Alors ses eaux poussent des hurlements affreux, et charriant pêle-mêle barrages défoncés, meubles, instruments de travail, bestiaux étouffés, elles débordent en furieux transports sur quelques rives plus élargies"
- Et les chroniqueurs carolingiens (Continuateur de Frédégaire, Chroniques de Moissac, de Fontenelle, d'Adon, d'Adhémar, de Sigebert, de Verdun...) qui signalent le lieu et le fleuve de Berre dans leur compte-rendu sur la bataille de 737.