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Les milliaires de la Clotte / Une voie dans le désert (Roquefort-des-Corbières)



Né en 1842, à Roquefort-des-Corbières, le jeune Théodore Marty fut frappé par la présence de deux pierres cylindriques dressées au milieu d'un vallon sauvage et désert, à environ 3 km à l'ouest du village. "De tout temps" précise-t-il, ces pierres suscitèrent l'étonnement; la tradition restait muette à leur sujet et les Roquefortois "ne formaient aucune conjecture" sur ces monuments à l'aspect singulier.
A la différence de ses concitoyens, Théodore se passionna pour ces pèirafitas et sur ses "vives instances" son père réussit à convaincre un de ses amis de la commission archéologique de Narbonne, Paul Tournal, de venir à la Clotte. "Il reconnut aussitôt que nous avions deux milliaires romains". Nous sommes en 1869, Théodore a 27 ans, une folle aventure commence pour lui et l'archéologie locale. Il se persuade que les bornes sont "à leur place primitive" et entend démontrer "cette opinion nouvelle" : le passage de la voie Domitienne par la Clotte. Mais il lui faut prendre patience car ce n'est qu'en 1882, soit 13 ans après leur « invention », que les premières personnalités commencent à défiler sur les lieux. Une longue correspondance avec l'épigraphiste Jacques-Albert Lebègue, directeur de la Société archéologique du Midi, l'incite alors à entreprendre des recherches sur cet itinéraire supposé, qu'il qualifie de voie des hauteurs, "pour la démontrer par des preuves de toute sorte". Il soutiendra son hypothèse avec ardeur et persévérance au point d'infléchir des personnalités comme Tournal et Thiers..., partisans du passage de la voie par Villefalse et le littoral (qui est en fait le véritable itinéraire) qui se rangent à son opinion. "Le tracé de la première voie romaine de Narbonne en Espagne, martèle-t-il non sans fierté, sera scientifiquement reconnu sur la ligne que j'avais indiquée dans notre territoire".
La forte personnalité de Marty, l'impact de sa théorie inciteront deux ou trois générations d'érudits locaux, plus poètes que scientifiques, à arpenter les garrigues en quête de traces du "passage dins la Cloto de la grande vio de Roumo capo l'Espanho, ame son ana e veni de riches mercantis de touto naciu, de courreires, de legiounaris et de dignitaris de l'Empèri...". Charles Pélissier, célèbre félibre de La Palme, un des disciples de Marty, de 12 ans son cadet, sera le chantre de cette aventure épique. En clan ou en famille, les dimanches ou en semaine, on suit la piste, à la recherche d'indices, "les vestiges gallo-romains, écrit-il, nous accompagnent fidèlement, pas à pas, durant tout le trajet... remarquables par la continuité avec laquelle ils se succèdent". Mais cette voie lactée de poteries et de tuiles, cette artère du rêve ne fut qu'une impasse, un chemin purement imaginaire composé de tronçons de sentiers divers mis bout à bout.
Suite à la découverte, en 1949, dans le Rieu de Treilles d'un milliaire portant "la signature" du fondateur de la voie, Domitius Ahenobarbus, puis de fouilles effectuées en 1969-70 sur le site de la Clotte, l'hypothèse très controversée de Marty est abandonnée. L'archéologie scientifique a eu raison mais non sans mal, ni désenchantement, du "passage fantaisiste" par la Clotte et d'une prétendue voie romaine des hauteurs. Il devenait alors évident que la voie Domitienne épousait, sur la plus grande partie de son tracé, le cheminement de la route d'Espagne actuelle. Les fouilles de la Clotte révélèrent qu'à une date incertaine, dans le haut Moyen Age, les milliaires furent déplacés depuis la plaine, où passait la voie, jusqu'à la Clotte. Les colonnes ou fragments de quatre milliaires différents entrèrent dans la construction d'un petit bâtiment d'exploitation rurale. Point donc, ici, de relais de poste impériale. Adieu marchands Phéniciens, légionnaires et dignitaires de l'Empire.
Ces errances érudites furent néanmoins une belle aventure identitaire. Ces bornes réveillèrent une mémoire en léthargie, pétrée (du latin petraea ou petraeus "de la pierre" ou "pierreux") en quelque sorte. Marty en fut le premier conscient, il en parle comme si elles nous renvoyaient "une lueur de l'occupation primitive de notre territoire... (dont) il est nécessaire de chercher les fondements". Ces pierres qui ont traversé le temps grâce au "respect de nos devanciers" trônent toujours comme d'indéfectibles passeurs ou témoins dans ce vallon perdu entouré de montagnes. "Aujourd'hui, conclut Marty en des paroles de précurseur, elles sont, en quelque sorte, du domaine public, nous en sommes les gardiens : notre honneur est engagé dans leur préservation, dans leur maintien constant à leur place actuelle".
Et si cet emplacement ne signale plus comme il l'envisageait une mutaciu sur le chemin de Rome à Cadix, il n'en réfère pas moins à un significatif pôle d'habitation et d'exploitation d'époque médiévale. Celui-ci raconte l'histoire oubliée de ces petites communautés paysannes, sans faste ni archives, qui ont façonné notre territoire.



Bibliographie :

Un milliaire est une borne numérotée que les Romains positionnaient sur leurs routes, de mille en mille (la valeur du mille est de 1481,50m). La mutaciu (lat. mutatio "action de changer") et la mansio ("action de rester") sont respectivement des relais de poste et d'étape.
Les fouilles de la Clotte ont été entreprises par l'archéologue sigeanais Yves Solier. Les notes et croquis de ses prospections ont été reproduits pour l'essentiel dans une monographie du Parc :
- Yves Solier / Marc Pala, 2010, "La Clotte. Aux bornes d'une mémoire", PNR de la Narbonnaise.
- Théodore Marty, 1889, "Recherche historique sur Roquefort et Montpezat", Chauvin, Toulouse.
Fragment d'un sonnet à la gloire de T. Marty, écrit en 1925 par un de ses nombreux admirateurs l'abbé Balmigère : "Par vous, la Clotte sort d'un oubli séculaire".
- Charles Pélissier, 1918, "La Cloto : racounte das tempses gallo-roumans", Caillard Narbonne.
- Charles Pélissier, 1919, "Étude d'un tronçon de la voie Domitienne", Caillard, Narbonne.




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