Le Dolmen / Un ferment de l'Histoire (Roquefort-des-Corbières)
Les monuments mégalithiques sont extrêmement rares en Corbières littorales, on n'en connaît que deux (dolmen de l'Aigue Migal dont nous parlons et celui du Pla des Arques, situé sur Salses à la limite de Fitou), mais la micro-toponymie suggère une possible existence de plusieurs autres monuments aujourd'hui disparus.
Le dolmen de Roquefort se dresse, à proximité d'un ruisseau sec, sur la bordure orientale d'un vaste plateau, d'une superficie de plusieurs milliers d'hectares, à environ 3,5 km, à l'ouest du village. Le ruisseau de l'Aiga Mejal qui emmagasine ses eaux dans de belles marmites circulaires a donné son nom à cette frange de garrigues ouvertes sur la mer. Il entaille le Pla d'Amont qu'il divise en deux zones bien marquées (l'oc. mièg, mejan : "médian, mitoyen, intermédiaire, cloison") qui correspondent probablement à la juridiction des anciennes seigneuries de Castelsec et de Montpezat voire de Roquefort. Par sa position remarquable et dominante, le dolmen a sans doute fait l'objet d'une réutilisation médiévale comme borne. Cette pratique assez courante au Moyen Age de matérialiser les limites territoriales par un mégalithe, investi de valeurs sacrales par un légendaire alors très vivace, ne faisait que perpétuer une des multiples fonctions de ces monuments. Loin d'être réduit à leur seule signification funéraire, les dolmens étaient aussi à l'époque néolithique "des repères célestes et terrestres dans le paysage", des marqueurs de territoire confirmant la prise de possession des terres environnantes par les bâtisseurs.
Comme beaucoup de dolmens des Corbières et du Roussillon, ceux de l'Aigue Migal et du Pla des Arques se trouvent sur un de ces itinéraires de transhumance, d'orientation nord-sud, qui conduisaient par les cols peu élevés des garrigues littorales vers les estives pyrénéennes. De plus ici, la présence de plusieurs tumuli du premier Age du Fer, dans le prolongement est-ouest du dolmen, dessine l'axe d'une autre très vieille draille, réinvestie aux époques ultérieures par l'ancien chemin cadastré de Roquefort-des-Corbières à Fraïsse-des-Corbières. Ces tertres funéraires d'époques différentes (âges du Bronze puis du Fer) confirment le caractère archaïque de cette coutume qui consiste à enterrer les morts le long d'une voie. La tombe de Roquefort, vidée de son contenu par les violations répétées de pillards, n'a livré aucun mobilier excepté deux tessons de céramique peu significatifs. Elle a été découverte et étudiée, en 1958, par l'archéologue Yves Solier. Il paraît étonnant que ce monument situé en terrain dégagé, en bordure d'un chemin, à proximité d'un petit courtal et d'une bergerie, n'ait pas été signalé par les nombreux chercheurs des siècles derniers qui ont arpenté méthodiquement cette garrigue à la recherche de la pseudo voie romaines des hauteurs (voir La Clotte).
Ce dolmen simple est semi-enterré au centre d'un tumulus circulaire de huit mètres de diamètre. La chambre sépulcrale n'est qu'un caisson rectangulaire, d'orientation NE-SO, d'environ un mètre sur deux, délimité par cinq dalles calcaires posées verticalement (péristalithes). Un fragment de la pierre de couverture gît à proximité du tertre. En s'appuyant sur les seules données architecturales ainsi que sur diverses trouvailles issues des nombreuses grottes sépulcrales des garrigues environnantes, les préhistoriens s'accordent pour rattacher ce monument à la phase ancienne de l'Age du Bronze. Les cultures chasséenne puis vérazienne, incomplètement sédentarisées, qui ont érigé ces tombeaux de pierre se caractérisent par leur intérêt pour la métallurgie du cuivre puis du bronze et par leur attachement à la terre des ancêtres. Si la découverte de l'agriculture, comme on l'a souvent répété, a changé le destin de l'humanité en lui assurant, par une nourriture désormais abondante une croissance prodigieuse, c'est pour une toute autre raison qu'elle est perçue aujourd'hui comme une invention radicale. Les synthèses symboliques et mentales, opérées par la mystique agraire préhistorique, qui établit une correspondance entre le culte des ancêtres et la fertilité de la terre, ont révélé à l'homme l'unité fondamentale de la vie organique et sont à la source des grandes religions actuelles. Face au mystère et à l'angoisse de la mort, l'enterrement des semences fut à la fois un exemple et un espoir de renaissance pour l'humanité.
Lieux éminemment sacrés, pierres de mémoire, ces constructions révèlent aussi les structures d'une grande civilisation rurale dont les implantations marquent encore nos paysages contemporains. Elles disent les aspirations et les défis d'une société en pleine mutation qui invente la spécialisation technique, la hiérarchisation sociale, l'économie de production... Bien que ne représentant qu'un mégalithisme tardif, en provenance des Pyrénées occidentales, ces quelques pierres dressées à l'aplomb du sol, dans ces étendues solitaires, sont l'un des premiers témoignages d'une ambition encore obscure mais démesurée qui préfigure l'histoire entière de notre espèce.
Bibliographie :
- Yves Solier, 2013, "Mégalithes et tumulus à Roquefort-des-Corbières (Aude)", Association Roquefort Histoire et Patrimoine.
- Jean Philippe Bocquenet et Frédérique Valentin, 1994-1995, "Le dolmen de l'Oliva d'en David, Salses (Pyrénées-Orientales)", in Études Roussillonnaises, Tome XIII.
Sur la problématique du mégalithisme, "première architecture du monde", "première organisation de l'espace de nos campagnes", voir par exemple :
- Jean Pierre Mohen, 1998, "Les mégalithes, Pierres de mémoire", Découvertes Gallimard, 353.
Et bien sûr, plus spécialement sur les garrigues languedociennes et les grandes synthèses du néolithique, se reporter aux publications de Jean Guilaine...
Enfin pour un zeste de poésie :
- Roger Caillois, 1966, "Pierres suivi d'autres textes", Gallimard.
"Les siècles ont passé. Les descendants lointains des constructeurs démunis disposent d'un pouvoir quasi illimité. Ils peuvent lire dans ces pierres... Et ils admirent que des stèles difformes inaugurent l'histoire entière de leur espèce."