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La bataille de la Berre / Le vent sur Gratias




Les lieux sont toujours assujettis à l’imagination et
Gratias n’y échappe pas. Car “La fù bataille grant et merveilleuse”. Ce plateau caillouteux, au nord-ouest de Sigean, est connu pour un célèbre combat qui opposa en 737 les Francs de Charles Martel, “insigne guerrier”, aux armées musulmanes de Omar Ibn Chaled. La carte de Cassini, levée vers le milieu du XVIIIe siècle, y situe un lieu-dit “Champ de Bataille”. Si le souvenir de cet événement persiste, véhiculé par une vieille et vague tradition, le lieu et les conditions de l’affrontement restent incertains. Les chroniques médiévales et les sources arabes demeurent lacunaires ; selon les Chroniques du Continuateur de Frédégaire (3ème continuateur, 736-752), la rencontre se déroula près du “super fluvium Birram in palatio valle Corbaria”, près d’un palais situé sur les bords de la Berre, dans la vallée des Corbières.
Notre histoire commence vers 716 avec les premiers raids de pillages lancés par le califat de Cordoue sur la Narbonnaise. L'émir Al Sahm s'empare de Narbonne en 719 et son successeur Abd ar Rhaman de Carcassonne en 725. Ces deux villes deviennent les bases arrières d'expéditions qui conduisent les musulmans jusqu'en Aquitaine et dans la vallée du Rhône. Après leur échec devant Poitiers en 732, les Sarrasins menés par le wali Athima retrouvent Charles Martel sur le Rhône. Ils sont repoussés sur leur frontière audoise par le “mur de glace” des ruées militaires franques. En 737, Charles assiège Narbonne, barre “le fleuve Aude par un ouvrage en forme de bélier” et défait sur les bords de la Berre l’armée de secours venue d’Espagne. “Les Sarrasins vaincus et leur roi tué prirent la fuite. Ceux qui échappèrent voulant utiliser des barques, se jetèrent dans l’étang marin et s’entremêlèrent. Mais les Francs sur des navires et armés de javelots, se ruèrent sur eux et les noyèrent dans les eaux. Ainsi vainqueurs... les Francs prirent beaucoup de butin, firent une multitude de captifs et ravagèrent... tout le pays de Gothie”. Malgré ces coups d’éclats, quelque peu barbares, Narbonne ne tombera entre les mains des Francs qu’en 759, sous le règne de Pépin le Bref. L’Aude ne sera restée qu’une quarantaine d’années (719-759) sous la domination musulmane.
De cette épopée sanglante, il ne reste aucun vestige. En l’absence de trace ou de signe, l’imagination interpréta les noms de lieux (Deume, Gratias...) et la spéculation érudite amplifia nos maigres chroniques. Les hypothèses hardies, parfois ingénieuses, mais dans bien des cas aujourd’hui obsolètes, des férus du discours autochtone comme Émile Cavet, le chanoine Barthe, Joseph Campardou... ouvrirent une brèche dans laquelle s’engouffra une multitude de compilateurs, souvent sans grande autorité, qui nous décrivent la bataille comme s’ils y avaient assisté.
Mais revenons sur nos deux mots clés. Gratias : en action de grâce pour la victoire, deume : la dîme des poissons offerte par les pêcheurs des étangs à Notre-Dame-des-Oubiels... Le plateau de Gratias devenait dans l’interprétation de Mgr Barthe de Portel (1912), un “monument d’action de grâces” en l’honneur de la Madone des Oubiels, cette “Reine de la Victoire reconnaissante” qui mit fin à la domination sarrasine. Mais chacun opère la lecture qui lui convient. Pour les archéologues, Deume évoque le latin decimum comme Audène son voisin rappelle undecimum qui ne seraient que l’emplacement des Xe et XIe milliaires jalonnant l’antique voie Domitienne qui traversait Gratias pour rejoindre le gué de Villefalse. Mais il est fort probable que Gratias n’ait pas grand chose à voir avec la grâce divine et, retour au sol, ne soit qu’un très vieil oronyme pré celtique ou indo européen (GR -att-), qui décrit le lieu : plateau élevé, terrain graveleux... entre Berre et étang, tout entier livré au vent, ce maître des lieux. Un rêve chasse l’autre et nous voilà rendu au tangible. Confronté à nouveau au réel, au cillou, à la lumière crue, à la violence d’un Cers... L’Histoire enlève toujours une part d’innocence et peut-être aussi d’intégrité au lieu. Trop de renseignements le dénaturent. C’est probablement aussi cela la terreur de l’Histoire. Derrière le lieu historié, il faut débusquer le lieu proche qui ne s’offre qu’à la longue solitude, l’attente, le monotone voire l’ennui, le sans but. On va donc ainsi à Gratias pour se désoler, dans la nudité du plateau face au vent, loin de Charles Martel, des batailles, des actions de grâce et des Madones. Pour se livrer à un Cers qui déracine ou se couler dans la fluidité des choses.
Au printemps, le vent s’y répand comme une lumière et remplit tout le paysage. La feuille nouvelle de la vigne et du frêne, la pointe verte du figuier s’y balancent comme des brindilles de clarté dans le soleil du matin. Une grande paix frémit dans l’espace, une brillance nous pénètre sans heurt. Debout, immobile dans le vent qui passe sur les pierres, avec comme seul objectif : l’ombre légère des nuages qui court sur l’échine des serres. Pulsation de la lumière pareille à un souffle, une respiration. Le vent nous rend à notre destin premier : la seule présence au monde.