La grotte des Fées / Dans le vécu du mythe
Tout au long du Malpas, depuis les sagnes d’Opoul jusqu’à Pédros (Port Fitou), les eaux stagnantes, envahies par les roselières, composent l’essentiel du paysage. En remontant vers les rivages du Paurel, roseaux et phragmites s’estompent ne dessinant plus que le cours sinueux des roubines (canaux) à l’abandon et l’embouchure des ruisseaux. Le pays s’étale en prairies salées bordées de sansouires, le ciel y paraît plus immense. Sur ce littoral encore sauvage, les légendes fleurissaient avec la saladèla. Á la pointe sud-est de la presqu’île de Leucate, passé les petits débarcadères blottis dans des anses coquillières, le sol redevient rocheux. Plusieurs orifices creusés dans les calcaires du rivage s’ouvrent sur des boyaux ennoyés. Ce groupe de cinq petits avens est connu des Leucatois sous le nom de grotte des Fées. Il a toujours suscité la curiosité, principalement des garçons du village qui, bougie à la main et sous la conduite d’un plus grand, venaient s’initier aux mystères du monde souterrain. Besoin inconscient de la grotte-utérus ou lointaine réminiscence de la Terre-Mère ? Un questionnement qui n’est pas si incongru pour des cavités aussi connotées.
Comme dans toutes les Corbières, les êtres chthoniens, fadas et mitonas, vivent dans des grottes à contenu préhistorique, et puisque le mythe conduit souvent à l’Histoire, les archéologues ne tardèrent pas à s’intéresser à ces trous faciles d’accès. Farfouillée vers la fin du XIXe siècle, la grotte des Fées fut méthodiquement étudiée par Théodore et Philippe Héléna, lors de deux campagnes encadrant le premier conflit mondial, en 1914 et 1919. Elle a livré un mobilier significatif, malheureusement en partie dégradé, qui couvre essentiellement deux époques : le Chalcolithique (2000-1800 av. J.-C.) et l’Antiquité romaine. De l’important ossuaire disloqué par le temps et ruiné par de nombreuses visites ne subsiste plus que trois crânes et quelques objets :
grandes lames et couteaux en silex, polissoir, pendeloques et parures, un beau vase incisé et des poteries ornées au stylet… Le docteur Riquet qui étudia les crânes préhistoriques de la collection Héléna déplorait le manque de description et de précision sur ces trouvailles surtout pour les vases, suspectés d’appartenir à la culture campaniforme. Héléna, selon lui, aurait “sacrifié la préhistoire à l’archéologie gallo-romaine des niveaux supérieurs”, trop enthousiasmé qu’il était par la mise au jour de petites statuettes votives en terre cuite, grossièrement modelées, représentant des divinités gréco-romaines, difficilement reconnaissables, bien qu’identifiées pour certaines à Mercure, Minerve ou Vénus…
L’exploration spéléologique des galeries submergées, par le Club Spéléo CEPS en 1971 et le Spéléo Club Paris dix ans plus tard, apermis d’établir la jonction des deux principales cavités par la remontée d’un siphon d’environ 30 m de long, à une profondeur de 15 m, soit bien en dessous du niveau actuel de l’étang. Malgré les dimensions spacieuses de la galerie noyée (8 m x 3 m), aucune suite ni perspectives archéologiques ne semblent possibles à cause d’un dépôt au sol de fins sédiments, extrêmement miscibles, “qui annulent rapidement toute visibilité”.
Cette exploration renvoie à d’autres sites littoraux anciens aujourd’hui enfouis sous les eaux et les sédiments marins comme cet habitat du néolithique cardial (vers 5 000 av. J.-C.) découvert sous l’étang, à hauteur de la Corrège, lors de travaux d’aménagements de la station de Port Leucate. Le statut économique de ces communautés de paléo-agriculteurs était étroitement dépendant de l’exploitation des ressources marines ; la chasse et l’élevage du mouton ne jouant à ces époques qu’un rôle de complément de ressources. Comme Jean Guilaine sur son site de Leucate-Corrège, les Héléna ont mis en évidence les activités halieutiques pratiquées par les hommes du chalcolithique en exhumant des coquillages et des galets encochés utilisés très certainement comme poids de filet. Ces pratiques anciennes retrouvent un écho dans le récit étiologique qui se transmettait autrefois à Leucate. Il est très expressif d’une population de pêcheurs et sa localisation près de la grotte des Fées n’est sans doute pas anodine. Ce récit nous explique “perqué los crancs an la clòsca mòla”. Une fée, racontait-on, horrifiée par la cruauté des crabes qui dévoraient vive une mouette blessée, sortit de son trou pour leur jeter une malédiction. Elle les condamna à revêtir durant une partie de l’année une carapace molle qui les rend vulnérables à la gent ailée, particulièrement aux gavians. Ainsi les fées de la grotte, en bonnes nemesis, rétablissent un équilibre compromis. L’ethnographe Isaure Gratacos se demandait, à propos d’autres fées, si leurs mythes d’origine ne conservaient pas dans la structure de leur récit “le souvenir de vieilles unités du peuplement néolithique”. Ce récit ténu mais focalisant serait alors une sorte de fil conducteur, l’anamnèse, d’une mémoire éclatée... La grotte des Fées est classée Monument Historique depuis 1924. On soupçonne sur ce site une époque d’occupation beaucoup plus ancienne (- 4500 av. J.-C.) que celle révélée par les fouilles d’Héléna. Il est interdit d’y pénétrer.