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Les moulins à eau du Gua / À l’enseigne de la Chèvre Peinte




Le vaste corps de la ville moderne, redécoupé au cordeau, a rongé les vieux quartiers du nord-ouest de Narbonne. Les résidences ont déployé leur nouvelle strate sur les vestiges d’activités révolues : caves à vin, distillerie, tonnellerie, tuilerie... Au Moyen Age, cette boucle de la Robine, ancien lit de la rivière Aude, Flumen Atassis, était le domaine des prairies et des jardins (Hortes Neuves), enserrés au sein de marécages mal atterris (La Licune) et coupés de bois (Le Breuil). Là se tenait le gué qui a donné son nom au tènement Le Gua, autrefois appelé gudum ou gradus de Caprapicta, selon des archives remontant au XIe siècle. Les molis dichs del Gua sus la ribieyra d’Aude sont mentionnés pour la première fois dans des textes en 1145.
Au pays du vent, contrairement à ce que l’on pourrait croire et malgré le faible débit estival des ruisseaux des Corbières, ce sont les moulins à eau, précocement exploités, qui prédominent. Il faudra attendre le XIIe siècle pour que s’implantent, vers Belpas et Pexiora, les premiers moulins à vent et le XIIIe siècle pour qu’ils se multiplient sur les coteaux du Lauragais. Narbonne, bien dotée en moulins hydrauliques, n’envisage l’éolien qu’au début du XIVe siècle “attendu que la rivière d’Aude auroit changé de lict et randeu par ce moyen les molins inutilles quy sur icelle estoint batis”. Une tour de la ville, du côté de Cité, la torre ventosa a conservé le souvenir de ces moulins bâtis sur les remparts pour mieux profiter de la puissance des vents. Une carrièra dals très molins, derrière le lycée Victor Hugo en perpétue aussi la mémoire. Malgré les progrès techniques, calotte pivotante et voilure orientable dès le XVe siècle, qui favorisent un développement croissant de l’énergie éolienne, le nombre des moulins à eau dans l’Aude est toujours supérieur à celui à vent, 559 pour 287 d’après une statistique de 1809. Il y a encore à cette époque un moulin en service pour
280 habitants et comme dans tout le pays d’Oc, les moulins à eau sont actionnés par une roue horizontale à godets, immergée dans le courant, qui transmet sans engrenage le mouvement de rotation à la meule en pierre du dessus.
Ce gué de Chèvre peinte doit son nom à l’enseigne figurative d’une auberge, proche du moulin du Gua. Les moulins à eau de Narbonne, répartis sur une dizaine de sites, se dressent tous le long de la Robine d’Aude, en amont et aval de la ville. Les plus anciens remontent au moins au Xe siècle et se situent sous le pont de Cité, et vers Coyran, au lieu dit Matepezouls, pour le molindina in loco quem vocant Mactapedilii (914). Toutes les autres installations hydrauliques sont signalées entre les XIe et XIIIe siècles. En amont de Gua, le long de la rive de Saint-Paul et vers le sud-est de la ville, où elles s’étagent en bordure des jardins (cum manso et vinea et orto) de l’Archevêque depuis la chapelle dédiée aux saints Loup et Vincent jusqu’au Fleix. Les archives nous ont conservé le nom de l’un d’entre eux, le molendinum de Filo (1050). Les institutions religieuses, principalement les chapitres de Saint-Paul et de Saint-Just-et-Pasteur, exercent leur emprise sur l’ensemble de ces établissements. Mais déjà au XIIIe siècle, certains moulins de Gua échappent aux chanoines et aux seigneurs et passent aux mains de marchands. Ces derniers en acquérant des parts du capital moulinier, mesuré en uchaux (1/8 de meule), accèdent au statut envié de parrierri ou de senhor parièr. En tant qu’associés ou actionnaires, ils participent à une exploitation en commun des moulins, “ces premières usines de l’économie occidentale” comme les qualifie Jacques Le Goff.
Si le moulin, source d’importants revenus, est au cœur de l’économie médiévale c’est qu’il s’apparente à une “machine universelle” capable d’écraser certes les céréales mais aussi les olives, le pastel, le gypse, de scier le bois, marteler le fer, activer la forge... ou fouler le drap comme les moulins de Bougna. Malgré les nombreux aléas de l’Histoire, particulièrement au XIVe siècle, et les caprices d’un fleuve destructeur, l’activité meunière a perduré jusqu’au début du XXe siècle. Pour surmonter les diverses crises, il lui a fallu renforcer son original mode d’exploitation communautaire en favorisant les regroupements et l’actionnariat. Au XVe siècle, les moulins de Gua sont divisés en neuf parts dont sept sont détenus par les chapitres. Au XVIIIe siècle, ces moulins extra muros, qui disposent de six meules et produisent 6000 hl/an, pâtissent de la concurrence de ceux de la ville plus accessibles t d’une meilleure productivité, 40000 hl/an. En 1883, dans une ultime tentative de modernisation, les moulins de Gua, ceux de la Ville renforcés par une minoterie et de Férioles se regroupent en une compagnie, dotée d’une centaine d’actions... pour une suite éphémère.
Les flâneurs s’en iront vers le Gua, découvrir ce vieux moulin reconverti qui brasse l’eau d’une écluse dans la tranquillité caillée d’un matin. Il incarne comme tous ses vieux frères un gîte à la mesure du rêve, une “machine universelle” autrefois au cœur de radicales transformations : du grain inerte en farine vivante, du matériel en idéel, moulin à paroles qui nourrit en son temps une symbolique sociale mais encore moulin mystique, des amours, de jouvence... au final un moulin qui ne fut jamais banal.