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Trois moulins à vent / “Meunier, tu dors…”




Quatre domaisèlas vestidas de blanc que se seguisson e se perseguisson sens jamai s’agantar. Qu’es aco ?* Interroge une devinette de nos grands-parents. Ce sont, bien sûr, les ailes du moulin, tout le monde savait cela autrefois. Mais les demoiselles s’en sont allées, les belles meunières à fichus de dentelles et à croix d’or des contes occitans aussi, ainsi que “la ribambelle des petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long des chemins”. Terminé tout ce joyeux remue-ménage entre l’amont et l’aval du village. Car si en matière de sociabilité, le lavoir revenait aux femmes, la forge aux hommes, le moulin disait-on était pour tous. Il est un lieu de rencontres, où l’on va et l’on vient, un centre socio-économique de première importance. Autra devinalha :
Que reste-t-il de cette époque où, sur les hauteurs des villages, les membrures et les toiles de deux ou trois moulins craquaient sous les coups de boutoirs du Cers ? Les seuls vestiges des bucs : ces tours tronconiques en pierres du pays, sapées par les hommes, délabrées par le vent et la pluie, qui rappellent à la cantonade que tous ces champs, submergés par la monoculture de la vigne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, furent antérieurement plantés de blé, de seigle, d’orge et d’avoine.
Les toitures plates en tuiles, simples ou à deux pans, des moulins restaurés ont remplacé les capeladas coniques, ces couvertures rotatives en bois, sensibles à la virada dals vents. Elles étaient prolongées par un avant-toit, en forme d’esquina d’ase, la baterà, dans lequel s’emmanchait l’arbre moteur supportant la voilure. Mais vidé de son mécanisme intérieur et du tic-tac cadencé de ses engrenages, le moulin a perdu son âme, c’est la vie même qui s’est arrêtée, ne laissant qu’un fantôme de tour envahie par les herbes folles. À Armissan, on se complaît à en prolonger l’existence à travers le souvenir enjolivé de ses anciens propriétaires. Le plus vieux moulin est dit de Rossignol car un de ses meuniers Joseph Vidal “toujours gai, sifflait comme un rossignol en surveillant ses meules”. Un peu plus loin, se dresse celui de Catou surnommé ainsi car de bon conseil, “c’était un sage, un homme cultivé... on le comparait à Caton l’Ancien de Rome”. Pas moins. En oubliant sans doute que ce nom assez courant autrefois et ses dérivés, Cato, Catron, Catrou..., sont les formes contractées, masculines, du matronyme et nom de famille Catherine. Mais les toponymes se doivent ici d’assumer la vie, la sociabilité aujourd’hui refusée à ces carcasses vides. Le troisième moulin, restauré, est pauvrement désigné par sa situation topographique, moulin Bas ou d’en Bas. Il compense en quelque sorte son caractère impersonnel par la particularité de son linteau gravé d’une fleur de lys, armoiries des Bourbons, et d’un millésime, 1824, année de la mort de Louis XVIII et de l’avènement de Charles X. Si l’on se réfère aux érudits locaux, ces trois moulins entrent en activité à peu près à la même période, en 1799 (Directoire) et en 1802 (Consulat) pour Rossignol et Catou, et pour celui d’en Bas à la Restauration.
Mais il ne faut pas croire qu’Armissan ait attendu le début de l’époque napoléonienne pour se doter d’un moulin. Vers 1727, Durand, un notable de la région narbonnaise, à la fois agriculteur, homme d’affaires et fonctionnaire municipal, cultive du blé sur Armissan “qu’il fait moudre en partie au moulin du lieu”. Ce bourgeois affairiste, au service de la noblesse terrienne, annonce l’émergence d’une nouvelle caste de propriétaires qui saura profiter de la Révolution. Le pouvoir change de mains. La suppression des droits de ban qui assurait au seigneur, depuis le XIe siècle, le monopole d’infrastructures comme le four, la forge, le pressoir ou les moulins, avec obligation d’utilisation par la communauté contre des redevances souvent en nature, profite aux familles meunières qui bâtissent leur richesse sur de nouvelles installations, librement édifiées. Dès 1790 le nombre des moulins à vent croît d’une manière notoire. Au cours de son tour de France en 1823, le compagnon Agricol Perdiguier, note, lors de sa traversée du Carcassonnais : “nous passons à côté d’une multitude de moulins à vent, sur une seule éminence, j’en comptais 22 en bataille, remuant leurs grands bras...” La mise en place des moulins d’Armissan correspond aussi à une importante vague de défrichement des garrigues et des terres vaines favorisée par la législation royale puis les décrets révolutionnaires. Les gouvernements successifs encouragent la paysannerie à produire plus de céréales, base millénaire de l’alimentation. Le XVIIIe siècle vivait dans la hantise des disettes, de l’inflation et des spéculations sur les blés. Le XIXe espère enrayer les crises économiques en encadrant rationnellement la production. Menacé par les mutations techniques, le joli moulin tourne et tournera pour un temps encore mais son tic-tac ne rythme plus qu’une nostalgie. “Je fus oiseau ; voyez mes ailes”.


Les lieux sont toujours assujettis à l’imagination et
Gratias n’y échappe pas. Car “La fù bataille grant et merveilleuse”. Ce plateau caillouteux, au nord-ouest de Sigean, est connu pour un célèbre combat qui opposa en 737 les Francs de Charles Martel, “insigne guerrier”, aux armées musulmanes de Omar Ibn Chaled. La carte de Cassini, levée vers le milieu du XVIIIe siècle, y situe un lieu-dit “Champ de Bataille”. Si le souvenir de cet événement persiste, véhiculé par une vieille et vague tradition, le lieu et les conditions de l’affrontement restent incertains. Les chroniques médiévales et les sources arabes demeurent lacunaires ; selon les Chroniques du Continuateur de Frédégaire (3ème continuateur, 736-752), la rencontre se déroula près du “super fluvium Birram in palatio valle Corbaria”, près d’un palais situé sur les bords de la Berre, dans la vallée des Corbières.
Notre histoire commence vers 716 avec les premiers raids de pillages lancés par le califat de Cordoue sur la Narbonnaise. L'émir Al Sahm s'empare de Narbonne en 719 et son successeur Abd ar Rhaman de Carcassonne en 725. Ces deux villes deviennent les bases arrières d'expéditions qui conduisent les musulmans jusqu'en Aquitaine et dans la vallée du Rhône. Après leur échec devant Poitiers en 732, les Sarrasins menés par le wali Athima retrouvent Charles Martel sur le Rhône. Ils sont repoussés sur leur frontière audoise par le “mur de glace” des ruées militaires franques. En 737, Charles assiège Narbonne, barre “le fleuve Aude par un ouvrage en forme de bélier” et défait sur les bords de la Berre l’armée de secours venue d’Espagne. “Les Sarrasins vaincus et leur roi tué prirent la fuite. Ceux qui échappèrent voulant utiliser des barques, se jetèrent dans l’étang marin et s’entremêlèrent. Mais les Francs sur des navires et armés de javelots, se ruèrent sur eux et les noyèrent dans les eaux. Ainsi vainqueurs... les Francs prirent beaucoup de butin, firent une multitude de captifs et ravagèrent... tout le pays de Gothie”. Malgré ces coups d’éclats, quelque peu barbares, Narbonne ne tombera entre les mains des Francs qu’en 759, sous le règne de Pépin le Bref. L’Aude ne sera restée qu’une quarantaine d’années (719-759) sous la domination musulmane.
De cette épopée sanglante, il ne reste aucun vestige. En l’absence de trace ou de signe, l’imagination interpréta les noms de lieux (Deume, Gratias...) et la spéculation érudite amplifia nos maigres chroniques. Les hypothèses hardies, parfois ingénieuses, mais dans bien des cas aujourd’hui obsolètes, des férus du discours autochtone comme Émile Cavet, le chanoine Barthe, Joseph Campardou... ouvrirent une brèche dans laquelle s’engouffra une multitude de compilateurs, souvent sans grande autorité, qui nous décrivent la bataille comme s’ils y avaient assisté.
Mais revenons sur nos deux mots clés. Gratias : en action de grâce pour la victoire, deume : la dîme des poissons offerte par les pêcheurs des étangs à Notre-Dame-des-Oubiels... Le plateau de Gratias devenait dans l’interprétation de Mgr Barthe de Portel (1912), un “monument d’action de grâces” en l’honneur de la Madone des Oubiels, cette “Reine de la Victoire reconnaissante” qui mit fin à la domination sarrasine. Mais chacun opère la lecture qui lui convient. Pour les archéologues, Deume évoque le latin decimum comme Audène son voisin rappelle undecimum qui ne seraient que l’emplacement des Xe et XIe milliaires jalonnant l’antique voie Domitienne qui traversait Gratias pour rejoindre le gué de Villefalse. Mais il est fort probable que Gratias n’ait pas grand chose à voir avec la grâce divine et, retour au sol, ne soit qu’un très vieil oronyme pré celtique ou indo européen (GR -att-), qui décrit le lieu : plateau élevé, terrain graveleux... entre Berre et étang, tout entier livré au vent, ce maître des lieux. Un rêve chasse l’autre et nous voilà rendu au tangible. Confronté à nouveau au réel, au caillou, à la lumière crue, à la violence d’un Cers... L’Histoire enlève toujours une part d’innocence et peut-être aussi d’intégrité au lieu. Trop de renseignements le dénaturent. C’est probablement aussi cela la terreur de l’Histoire. Derrière le lieu historié, il faut débusquer le lieu proche qui ne s’offre qu’à la longue solitude, l’attente, le monotone voire l’ennui, le sans but. On va donc ainsi à Gratias pour se désoler, dans la nudité du plateau face au vent, loin de Charles Martel, des batailles, des actions de grâce et des Madones. Pour se livrer à un Cers qui déracine ou se couler dans la fluidité des choses.
Au printemps, le vent s’y répand comme une lumière et remplit tout le paysage. La feuille nouvelle de la vigne et du frêne, la pointe verte du figuier s’y balancent comme des brindilles de clarté dans le soleil du matin. Une grande paix frémit dans l’espace, une brillance nous pénètre sans heurt. Debout, immobile dans le vent qui passe sur les pierres, avec comme seul objectif : l’ombre légère des nuages qui court sur l’échine des serres. Pulsation de la lumière pareille à un souffle, une respiration. Le vent nous rend à notre destin premier : la seule présence au monde.