UN BERCEAU DANS LA PIERRE
est une création sous la forme d'une lecture à plusieurs voix...
La commande de création faite à Lionel Bourg, était de nouveau un texte inspiré par ses rencontres dans la ville de Fitou. Puis, nous avons demandé à un metteur en scène, Jean-Marc Bourg (aucun lien de parenté entre eux) de s'emparer du texte pour le mettre en forme sur la scène d'un soir.... Ecrivain, musicien, comédiens et scénographe, la troupe d'un soir pose ses valises quelques jours à Fitou, du 9 au 13 juin 2014. L'écrivain est déjà venu en mai, il a rencontré des habitants et il a transposé, librement, ce qu'il a perçu.
1
C'était, cela demeure un monde.
Des pierres puis, semblables à des ossements, de frustes échines
minérales, des doigts ou des plantes griffues que la chaleur dessèche.
Quelques parcelles d'argile.
Des marnes plus ou moins compactes, jaunes, rouges, verdâtres,
dont les croûtes et les sables se mêlent à la caillasse disséminée par la
garrigue.
Des schistes, vers l'ouest.
Des gisements de syénite, qui s'épuisent en arène ou résistent aux
outrages des intempéries. Du gypse que l'on exploitait jadis. Des
fours à chaux. Du calcaire.
Une quarantaine de maisons qui s'adossent aux versants rugueux
de la combe.
D'innombrables murets tavelés de lichens jaunâtres, de taches
brunes, aussi, dorées çà et là, pareilles à celles qu'un enfant observait
sur les mains de son père quand, avec mille précautions, le vieux
roulait la cigarette de tabac gris qu'il fumerait après le repas en
silence.
Des chemins cahoteux.
Trois ou quatre bâtisses ruinées à l'orée d'un bosquet.
Des chênes. Des pins et des figuiers, des cyprès ou leurs flammes
captives autour des sépultures, des jardins protégés par des treillis de
roses.
Des ombres, qui masquent parfois de longues plaies.
Des arbustes à peine capables d'opposer aux bourrasques leurs bras
de vieillards que les gamins j'en aperçois qui jouent au football
devant un porche , ne savent plus aimer.
*
Un monde&
Du sel.
Des mirages auxquels chacun voudrait croire, une espèce de peau,
peut-être, ou des chagrins, des songes, des passions anxieuses et,
quelquefois, impromptue, violente quand les vents se déchaînent, de la
pluie.
Des champs, rares.
Des vignes. Tout une marqueterie d'enclos que ceignent les
parpaings accumulés par les défricheurs.
Des dolines, dont celle du Pla, la plus vaste, la plus fertile.
Des hameaux sur quelque invisible frontière et comme
s'échelonnant aux confins, aux limites de siècles ou de façons de vivre
qui ne sont plus.
Des stèles.
Des vestiges et des enclaves funéraires, les tours du télégraphe
Chappe, des zones urbanisées ou les chapelets de constructions
destinées à la location estivale, des plages, des lotissements, des
terrains de camping.
Des cistes, dès le mois de mai, dont les pétales froissés frissonnent
à l'air que brassent les pales des éoliennes, sur une crête.
Du liseron. Des amandiers.
Des genêts scorpions et du pavot, de la mauve entre les capitelles.
Un monde.
Rien qu'un monde. C'est bien ça.
On y marche sans éprouver jamais que la brûlure d'exister, l'oeil
perdu à l'horizon lorsque s'estompent au loin les collines, du sang
perlerait-il chaque soir à la surface de la mer où le soleil déjà n'est
plus qu'un grand corps mutilé.
Rester ? Partir ?
On hésite.
Prend dans sa paume un caillou, parce qu'il se trouve là,
disponible, tranchant ou plus arrondi, plus féminin que les autres,
qu'il devrait convenir, faire l'affaire comme on dit, de sorte que l'on
résiste difficilement à l'envie presque naïve de briser la vitre ni tout à
fait terne ni tout à fait limpide du ciel.
Mais il est lourd, si lourd, ce caillou.
On le lâche aussitôt. Qui tombe. S'immobilise près d'un bouquet
de thym ou d'une touffe d'herbe.
La fraîcheur enveloppe la campagne.
On se retourne. Revient sur ses pas. Regarde les montagnes qui se
dessinent encore par la brume bleutée, la contemplant une fois de
plus, cette image.
2
C'est beau, hein !
La voix me fit sursauter.
Un type s'était approché, que je reconnus pour avoir bavardé avec
lui, hier, au café Chez Denis devant un verre de vin rouge.
Ça n'suffit pas, n'empêche : la vie n'est pas une carte postale. Et puis, j'en
ai coltiné, de la terre&
poursuivit le bonhomme.
Il s'exprimait lentement, choisissant, dans son vocabulaire, des
termes susceptibles de bien le faire comprendre :
Pouvez la creuser, et la fouiller, la besogner autant que vous voudrez, elle a
toujours le dernier mot, qu'elle soit poisseuse, gluante après les déluges, ou dure, plus
dure que du béton&
On s'y casse le dos.
Lui flanque des coups de pioche qui tueraient une mule.
Rien n'y fait. Elle commande. Allez& Elle décide.
Et même s'il arrive qu'on la caresse c'est pas facile à expliquer, non, pas
facile& , on ne s'y abandonne qu'à bout de fatigue, lorsque la nuit descend et
qu'une main pleine de clous, il aimait bien dire ça, mon grand-père, il en avait
plaisir, s'ouvre soudain dans l'obscurité&
On s'en sortait comme on pouvait, à l'époque.
Lui, il ne possédait que ses bras. Des bras à vendre ou à louer, au fil des tâches
saisonnières.
Le gars souriait.
Il me salua, effleurant d'un geste furtif sa casquette.
Je fus seul à nouveau. Les bras ballants à considérer ce que l'on ne
parvient à désigner, qui est d'émeraude, un peu, de voiles ou de
tentures laiteuses d'un bord à l'autre du paysage, d'égratignures,
d'ecchymoses, le moindre nuage comme les vastes migrations des
brouillards montrant, à faible altitude, des lambeaux de chair
tuméfiée que la tramontane tourmente.
Mon coeur ne s'en serra que davantage.
À l'heure de me remettre en route, le parfum du chèvrefeuille dans
la cour de quelque bergerie, très à l'écart du village, me troubla,
remuant en moi de tendres mais douloureux souvenirs : les émotions
n'obéissent pas à la raison commune.
Sans plus flâner toutefois, je rejoignis le vallon, marquant une
pause à son échancrure.
Une source devrait couler, ici.
On se pencherait sur elle.
Cueillerait son onde tout en rêvassant d'improbables rencontres. Se
redresserait, scruterait, se retournerait, sachant que il me l'avait
assuré, l'étrange promeneur c'est dans ces parages que vivent et
s'amusent les fées :
Enfin, c'est ce qu'on prétend&
S'il faut prêter l'oreille aux fables, ces demoiselles se réuniraient plutôt en bordure
de l'étang, dans une grotte qui possède plusieurs entrées, plusieurs bouches, plusieurs
orifices, bref, vous voyez où l'on veut en venir&
Elles y pénètrent, en sortent à leur guise.
Veillent sur les âmes errantes, jettent des sorts ou maudissent celles et ceux qui
passent à proximité de leur trou.
Pas d'humeur charmante, les mignonnes&
La coutume voulait d'ailleurs autrefois que les jeunes femmes logent aux abords
de la grotte offrandes et statuettes, afin de les amadouer. Les anciens mais ils en
rajoutent , soutiennent que, de leur temps, elles étaient belles à se damner et que
certains villageois, certains notables, leur rendaient à la brune de fort galantes
visites.
Bah ! Les gens mordent aux hameçons qui les tentent&
Moi, je n'ai qu'une certitude : c'est de la blague, des trucs de bonnes femmes,
tout ça. Mais, bon, méfiez-vous& méfiez-vous quand même& on raconte qu'elles
font les poches des touristes !
J'avais ri.
M'étais régalé de cette manière moins désinvolte qu'il n'y paraît de
traiter les légendes.
Quant aux vacanciers, aux gros bonnets peut-être, pas question de
les laisser sur leur faim : à l'enseigne de L'Alibi d'Ô, un « espace
libertin » de Fitou propose à sa clientèle couples et femmes seules
uniquement des embarquements pour Cythère réglables par carte
bleue ou tout autre moyen de paiement. Décidément, cette modernité
me navre ! Les fées, les magiciennes, les diseuses de bonne aventure
ou les sorcières ne hantent plus les divagations des poètes. Ulysse
drague des filles sur les réseaux sociaux et les Circé, les Nausicaa de
cinquante ou de soixante-cinq ans fréquentent assidûment des clubs
échangistes.
Elle salit tout, la société marchande&
3
Un coup de foudre&
Y'a pas d'autre mot.
Qui dure. Qui persiste.
Tu débarques un matin, ranges tes valises dans une chambre d'hôtel ou chez
l'habitant, ouvres une fenêtre après avoir tiré le rideau qui filtrait la lumière et, sans
prévenir je me souviens, j'étais tellement surprise& , tout se met en place : les
collines, la mer, le village dans son maigre sillon, l'étang, le vent, les feuillages
qu'une main semble frôler quand on ferme sur la chambre les volets de la nuit.
Tu me diras que c'est idiot mais, ne rigoles pas, ça me fait penser aux lignes
de la main, ce que tu racontes : on les suit du doigt, les interroge, se demandant si la
vie bat vraiment à l'intérieur de cette ride, si l'amour sera au rendez-vous, et la
chance&
Après tout, il en faut, des balafres, des cicatrices.
Et des lisières.
Des bornes qui c'est bête encore, je m'exprime mal , contre toute attente
permettraient de plier bagage, de s'égarer.
On franchit un col. Entre dans une masure. Plante un cerisier, de la sauge ou
un oiseau de paradis. Retape la grange dont on a chaulé les murs. S'étend. Court.
Gueule des tas de bêtises. Devient insomniaque à force de vouloir dormir à la belle
étoile&
Oh ça, quand j'étais jeune, je n'osais pas !
Une fille, pardi&
Et puis, avec l'âge, il y a comme de la lie qui se dépose au fond de soi. Ou de la
boue. Des deuils et des joies. Les parents que l'on enterre. Les promenades que l'on
entreprenait à vingt ans. Le garçon qui s'était enhardi un soir de bal. Et les enfants,
les enfants surtout&
Du coup, cela me rappelle cette pauvresse que l'on avait retrouvée au fond d'un
puits, aux Cabanes.
Karine qu'elle s'appelait&
Tu comprends, toi ? Tant de méchanceté. Et ces viols. Ces crimes.
Ce n'est pas normal, non. Ce n'est pas normal&
On n'y peut rien, tu sais&
L'horreur, la beauté, faut tout prendre, tout trimballer.
Le balancement des arbres à la brise du soir, la chienne qui nous guette, les
courses folles comme les feux d'artifice du 14 juillet, les remords, les regrets&
Tu vois, quitte à me faire traiter d'imbécile heureuse toute fière d'être née quelque
part, je les aime, ces toits imbriqués, cette nappe d'huile blonde sur le pays quand il
se fait tard, et ces reflets, ces gouttes d'ambre qui coulent ou glissent lentement à
même le bois des poteaux électriques.
C'est mon royaume. Mon domaine.
J'en connais tous les recoins. J'y ai grandi, heureuse, malheureuse.
J'y rendrai certainement mon ultime soupir, un pan de ciel ou des caillots de
larmes sous les paupières.
Qu'espérer d'autre ?
Le cimetière est calme et, dans sa partie la plus ancienne, où repose ma famille,
les cyprès s'unissent au-dessus des caveaux avec la grâce apaisante qui convient aux
jardins des morts. J'y viens souvent. Il m'arrive même ce n'est pas la foi qui me
travaille, pour sûr , d'y marmonner une prière&
Au fait, tu te souviens du père Plancade ?
Jules.
Jules Plancade, l'ermite.
On l'avait aidé à rebâtir la chapelle mais, comme il s'auréolait d'une fichue
réputation, des jeunes d'un peu partout prirent assez vite leurs quartiers dans sa
crèche, afin d'y fêter le solstice ou, sous prétexte de piété, naturellement, de partage et
de fraternité, d'évangile selon le fromage de brebis, le chanvre et la sainte bouteille, y
sacrifier à de voluptueux rituels.
C'est qu'il était un peu spécial, le bougre&
Qu'il ne crachait pas plus sur le 13 degrés vendangé aux veines du sauveur que
sur la bagatelle.
Et ses diatribes !
Saint Jean, Che Guevara, pour lui, c'était le même tonneau, la même apocalypse
promise aux détenteurs de la richesse. L'argent, le pouvoir, tout y passait.
Alors, tu comprends, quand on s'arrête un peu, vivre, mourir, gagner son pain à
la sueur de son front ou batifoler avec les cigales, quelle importance ? Tout pèse.
Tout compte.
La vaisselle.
Les cris.
Le ménage.
Les aubes qui vous tranchent la gorge.
La ruée des camions sur l'autoroute.
Les lessives.
Le goût de miel ou de pain d'épices des figues gorgées de soleil.
Les baisers volés et les romans d'amour dévorés en cachette.
Les veillées de Noël chez les grands-parents, les oranges, les fruits confits ou les
friandises dans les chaussures alignées près de la cheminée.
Les gendarmes et les voleurs de dix ans à la sortie de l'école.
Le pépiement des moineaux.
Les grossesses que l'on n'a pas véritablement désirées.
L'orage qui verse des torrents en moins de vingt minutes.
Les rires. Les sanglots.
L'homme dont la fille avait été emportée par la crue, qui, sans explication, sans
rien demander à personne, se mit à relever les capitelles.
4
Le 13 août 1794, Guillaume Mirabel, général de brigade, meurt à
la bataille de Saint-Laurent-de-la-Mouga, une balle lui fracassant la
tête tandis qu'il taillait en pièces une colonne espagnole.
Le militaire n'en était pas à son premier fait d'armes.
Drôle de paroissien !
s'exclama mon informateur maintenant attitré, plus enjoué que de
coutume. Pour ne rien dissimuler, nous nous étions engagés dans une
étude hautement comparative, dégustant différentes appellations de
muscat au bistrot où nous avions désormais nos habitudes. Mon
compagnon n'étant pas avare, je n'eus aucun mal à le lancer aux
trousses du plus glorieux des natifs de Fitou :
« Moustachou » ! Le général Moustachou !
Quelle histoire !
Il était né en 1744, je crois, et s'il avait été dragon dans le régiment de
Languedoc, il avait ensuite rejoint le corps des douanes, vers 1780, comme grattepapier,
employé de bureau dans le secteur d'Agde : vous parlez d'une carrière !
Enfin&
On le retrouve, sous Robespierre, Lieutenant de la Cavalerie Nationale des
départements de l'Hérault et du Gard, élu par les représentants du peuple. La
tourmente révolutionnaire lui convenant parfaitement dame ! il ne dissimulait pas
ses convictions , il devint dans la foulée Capitaine-instructeur de toute la
Cavalerie Nationale et de l'artillerie légère de l'Armée des Pyrénées-Orientales.
Il aurait été blessé plusieurs fois.
Des coups de sabre. L'un à l'épaule, un autre à la main, un troisième à la tête.
Je vous dis ça de mémoire mais, chez moi, j'ai un bouquin, avec une description
du type. Je vous l'apporterai si vous voulez&
Le lendemain, fidèle au rendez-vous, il me proposa de persévérer,
avant toute consultation de l'ouvrage, dans nos études oenologiques.
J'acceptai volontiers, les euphorbes, la grande férule et le réséda qu'un
botaniste émérite m'avait montrés lors d'une excursion le jour même,
n'ayant étanché que ma soif de beautés éphémères.
Rivesaltes, d'accord !
Frontignan, pourquoi pas ?
Nous en étions sournoisement à une cuvée de Lunel quand il me lut
la page suivante, due à la plume du citoyen Griois :
« Je me rendis chez le général Mirabel qui m'avait engagé à dîner.
Son extérieur avait quelque chose de rébarbatif, d'énormes
moustaches noires ajoutaient à l'expression naturellement rude et
sévère de sa physionomie. Un bonnet de police, un large pantalon et
une veste dite carmagnole, le tout en velours cramoisi amplement
galonné d'or, composaient son singulier costume. Il avait avec lui une
femme dont les traits n'étaient guère plus doux, elle portait, elle aussi,
un bonnet de police, et avait pour robe une espèce d'amazone,
également en velours cramoisi. Jamais deux figures ne furent plus
bizarrement accoutrées. Je sus bientôt l'origine du velours et des
galons. Le général me dit qu'il avait monté sa garde-robe aux dépens
des chasubles et des chapes d'une abbaye voisine et plaisantait sur la
métamorphose qu'il avait fait subir à ces vêtements parfumés
d'encens. Du reste, quoique tout à fait à la hauteur de l'époque par ses
manières et son langage, il me parut très bon enfant. Il était d'une
bravoure remarquable, même à une époque où cette qualité était si
commune dans nos armées, et il en donna de nouvelles et dernières
preuves quelques temps après dans une affaire où il fut tué. Le dîner
que je fis avec lui et sa belle dans le sale réduit qui lui servait de
Quartier Général n'était rien moins que somptueux, le morceau de
boeuf de la ration et le pain de munition en firent les frais, mais ils
furent largement arrosés de bon vin et offerts d'une manière cordiale
et franche qui inspirait la confiance et presque l'amitié. »
Un beau gaillard, à l'évidence&
Je l'imagine, le croque plus exactement, drapé de ses guenilles
ecclésiastiques, magnifique et, volubile, charmeur, l'entends discourir
sans fin, ne s'interrompant que pour rire des prêtres et des moines, des
nonnes ou des abbesses, le verre à la main au moment de trinquer et
de trinquer une nouvelle fois avec son extravagante compagne à la
santé de la Révolution.
Tout droit sorti d'un roman de Balzac, d'Alexandre Dumas ou de
Théophile Gautier, il tient avec grandiloquence du Colonel Chabert
comme du Capitaine Fracasse, des personnages qui se bousculent ou
ripaillent dans les truculents feuilletons que l'on publiait sous le Second
Empire, de l'épopée, du théâtre et des cabotinages d'acteur du
boulevard du crime autant que des circonstances inattendues qu'offre
dramatiquement l'Histoire à ses trublions.
Mirabel&
Le patronyme n'est pas sérieux.
Il sent un peu trop le fruit.
La liqueur. L'ivresse. La jouissance.
On y devine des espiègleries et des défis lancés à tout un bataillon
d'inquisiteurs, le vin que le général engloutissait rendant sans lésiner
hommage au Bacchantes plantureuses comme au Silène ou au
Dyonisos égalitaire de la République.
Un Père Duchesne, en somme.
Un sans-culotte au verbe dru, « foutre ! ça ira, ça ira, et ça ira
encore& ».
*
Tout ça pour, deux siècles plus tard, sonner à la porte d'un prix Nobel de
littérature&
Mon ami s'était fait sentencieux.
S'il confondait le héros d'un livre de Claude Simon avec notre
spadassin et il croisait le fer, Moustachou, dans la furie d'un
champ de bataille à faire passer pour bagatelles les échafauds de
Thermidor , sa flèche ne se trompait pas réellement de cible,
l'auteur des Géorgiques descendant d'une certaine Virginie
d'Aubermesnil, née à Fitou elle aussi, d'un père qui deviendrait
membre de la Convention.
Grenache ou carignan, sirah, mourvèdre ne sauraient mentir : la
famille de l'écrivain possède plusieurs vignes à Salses. L'occasion
faisant le larron, je dégusterai ce soir
Promis, juré !
les nectars d'un homme que j'admire, dont je m'efforce de retenir la
leçon :
« Eh bien, avait-il noté, lorsque je me trouve devant ma page
blanche, je suis confronté à deux choses : d'une part le trouble magma
d'émotions, de souvenirs, d'images qui se trouve en moi, d'autre part
la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par
laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque
sorte se cristalliser. »
Il y a quelquefois, de la coupe aux lèvres, beaucoup moins loin
qu'on ne le suppose.
*
Vous êtes monté au château ?
Vous devriez.
Ce n'est pas la collection d'armes et de costumes, pas les instruments de torture
qui solliciteraient votre attention, mais la vue, les escarpements ou ces chicots qui
soutiennent l'ensemble, et l'eau, là-bas, qui miroite, les gerçures de l'étang, la mer&
On en oublierait ces diables de moulins à moudre les kilowatts que l'on a dans le
dos. Les oublierait ou les accepterait, les accueillerait comme des géants
contemporains, des cyclopes, et des monarques, des chevaliers capables des plus
nobles exploits.
Bon Dieu !
On en absorberait avec eux, de l'espace&
Question de se sentir moins stupide. Moins ridicule. Moins étroit.
Il eut une moue sibylline.
Je me taisais. Il racla sa chaussure sur un débris de ferraille, me
regardant fixement avant de reprendre la parole :
J'y jouais, autrefois, je peux bien vous le dire.
Indien, j'étais Indien.
Sitting Bull. Crazy Horse ou Cochise. Nuage Rouge. Chef Joseph. Geronimo.
Je chevauchais un mustang. Tirais à l'arc. Dessinais des roues de feu sur le
sable ou sur les rochers.
Ou bien j'étais Roland. Le Prince Noir. Le dernier des Cathares. Un
troubadour. Un Sauvage. Le roi d'Aragon.
Aujourd'hui, je ne suis plus rien.
Comme vous.
On scalpe du mystère, tous les deux.
Sans poignard. Sans canif. Sans couteau.
5
C'est beau, hein !
s'était-il exclamé lors de notre rencontre dans la garrigue, au tout
début de mon séjour.
J'arrivais, ayant à l'esprit, caprice pas si déraisonnable pour qui ne
trahit guère ses pénates et ne voyage qu'à bord de bateaux et de trains
de papier, la Grèce plus que l'Espagne ou les Corbières. Clichés, sans
doute, impressions scolaires, la petite musique des noms que l'on
décortique à six ou sept ans sur une carte rythmait mes pas de sa
chansonnette : Sporades, Mycènes, Thèbes, golfe de Corinthe,
Delphes, Thessalonique, Péloponnèse&
C'est beau, oui.
Zut, zut, que c'est beau !
eût bredouillé Marcel Proust.
Ce « zut, zut, que c'est beau ! » qui gicle aux lèvres chaque fois que
l'on est ému par un paysage, du côté de Combray, de Méséglise ou
dans une dépendance du labyrinthe vénitien, sur un rivage de la mer
du Nord, à Paris, au détour d'une ruelle de Marseille ou de Lyon,
dans une forêt, au milieu du désert& à Fitou, ce jour-là&
Zut, zut, que c'est beau !
L'expression jaillit dans les cahiers où s'ébauche La Recherche, avec
un peu de pluie, beaucoup d'exaltation, des rires de bonheur et un «
plaisir particulier », signale ce satané Marcel, « une sorte de
profondeur, une réalité plus profonde », insiste-t-il, que celle proposée
par l'aquarelle que l'on a sous les yeux.
Alors, zut, mais zut que c'est beau, ce lac ou cet étang, cette
pierraille et ce sentier zigzaguant entre les chênes kermès, ces arbres
de Judée, ces maisons, ces cristaux de calcite sur un rocher ou ces
crochets que je distingue en plein ciel, où pendent des oiseaux dont les
chants se sont tus.
Comment dire ?
On ne relève plus aucune différence.
Elles sont identiques, pétries d'une même matière, l'écorce des pins,
la fontaine, la margelle du puits, la pulpe délicate des visages, la
sensibilité. C'est là, simplement. On se tient à cet endroit précis
comme s'il en allait d'un devoir, d'une nécessité&
C'est beau, zut, que c'est beau !
On n'en démordra pas.
Elle est si belle cette rue morne pourtant, qui dénude sa mue de bas
en haut du village. Ils sont si beaux, ces gosses avec leurs têtes à
claques. Et ce clocher, cette pente ou ces escaliers que l'on gravit
jusqu'au château, cette vieille femme, triste infiniment à sa lucarne,
figée, muette, incapable de répondre à mon signe amical et qui,
depuis des années grommelle-t-on, ne concède qu'un très léger sourire
aux remous de l'ombre et de la lumière.
On en crèverait
m'avoua-t-il.
Pierre, ou Michel.
André. Jean. Gilles. Marc ou cet initiateur effrontément anonyme.
Parce que c'est trop difficile.
Qu'il y a eu trop de sang et qu'il ne s'efface pas d'un coup de serpillière.
Qu'ils étaient à portée d'appels, de gémissements ou de gestes, les camps où l'on
parqua les républicains espagnols, et les communistes, les anarchistes, les Juifs, les
Tsiganes, les Arabes&
Le territoire ne s'en est pas remis.
Pas plus ici que dans la montagne, sur la frontière et dans les villes hérétiques du
Moyen Âge.
Cela sent encore le bûcher. La lâcheté. Et le taureau. La corne.
*
L'écoutant, je tournais dans mon crâne des vers de Charles Cros,
né à Fabrezan, au nord du département, lequel dédia Aux imbéciles une
poignée de strophes, dont celle-ci :
Donc, gens bien assis,
Exempts de soucis,
Méfiez-vous du poète,
Qui peut, ayant faim,
Vous mettre, à la fin,
Quelques balles dans la tête.
Que l'on me pardonne& Je vis avec des spectres.
Charles Cros, donc.
Et Guiraut Riquier, troubadour de Narbonne, dont je murmure
incidemment la Sérénade :
Jours, bien croissez à mon dam,
Du soir,
Me tuera le long espoir.
Ou Joë Bousquet, cloué dans sa chambre de Carcassonne.
René Nelli, auquel on doit de lire encore Raimon de Miraval.
Les fantômes de la colonne Durrutti.
Walter Benjamin, qui se suicida à Port-Bou, un jour de septembre
1940 : les lieux que l'on visite, ceux où l'on s'arrête un instant comme
les cités où l'on s'installe ne sont jamais totalement innocents.
Mais Fitou ?
Je me méfie des méditations qui teintent d'absolu certains lopins
d'azur ou, parce qu'ils recèlent on ne sait quoi de tremblant, de
précaire, sacralisent des bouts du monde au demeurant familiers, ces
quelques arpents d'éternité conquis sur notre finitude entretenant un
commerce douteux avec des croyances qui me sont étrangères.
Vrais, assure-t-on de ces lieux.
Authentiques.
Au point d'y reconnaître les loques d'une âme déployée parmi
d'interminables ciels de traîne.
Je n'ai pas ce recours
Pas plus ici qu'ailleurs..
C'est que Fitou me fut, dès la prime escapade, une grande gifle de
vent, et qu'au sommet du col du Pré d'abord, juste sous les éoliennes,
les rafales me cravachèrent comme jamais, qui ricochaient, soulevant
des paquets d'écume au ras de la mer.
*
Sacs bouclés, j'ai rêvé de cerfs-volants.
Le village somnolait. Un haillon de plastique se détacha du buis qui
l'avait agrippé, virevoltant çà et là.
Ce qui subsiste ainsi, brasille ou s'éteint des quelques journées
vécues dans l'intimité du site, m'escorte mais ne m'encombre pas.
Il me faut rentrer.
Dormir. Me réfugier, ruminer dans mon antre.
Esquisser d'autres pas ou noircir d'autres feuillets, devrais-je, à ce
rebord sans trêve éclaboussé du réel comme de l'imaginaire, cette
oasis peut-être, ou cette sente qui conduit aux marches d'une contrée
rétive, la certitude que, malgré d'insondables désirs et en dépit de
toute dénégation, tout prodige, on n'a, quand le froid affûte sa faux
puis que la pluie menace, quand on naît, quand on meurt, pour abri
toujours plus provisoire qu'un berceau dans la pierre.
DES BALADES ET DES LIVRES :
MONTAGNE NOIRE
Lectures : Jean-Jacques Rousseau et Lionel Bourg
Dimanche 30 septembre 2012 au L.A.C (Lieu d’Art Contemporain)
Hameau du Lac à Sigean
A l'occasion du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (passionné de botanique, penseur de la liberté, promeneur solitaire, inspirateur de la Révolution française, figure intéressante pour un Parc naturel régional) nous avons invité Lionel Bourg, venu de Saint-Étienne. Tout ce que Lionel Bourg compose (poèmes, petites proses, pamphlets, notations quotidiennes) concourt à établir un rapport au monde critique et amoureux tout ensemble. Dans son dernier ouvrage, La croisée des errances, Rousseau entre fleuve et montagnes (La fosse aux ours – 2012) l’empathie éprouvée par Lionel Bourg à l’égard de Rousseau, cette parenté s'inscrivent de façon très concrète, depuis l'enfance, dans les montagnes du Pilat.
MONTAGNE NOIRE (Le Temps qu’il fait, 2004), ouvrage écrit suite à une résidence de création dans l'Aude. Texte lu par Jean Costadau avec Isabelle Cirla à la clarinette basse (musique improvisée).
• Pierre Sansot
• Emmanuel Darley
• Claude Marti
• Jean-Claude Forêt
• Jacques Roubaud
• Laurence Vielle
• Christophe Pradeau
• Kenneth White
• Lionel Bourg
• Christophe Delmond
• Rémi Checchetto
• Patrick Raynal
• Michel Nuridsany
• Jean-Pierre Moulères
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écouter extrait du texte
"Montagne Noire"
lu par Jean Costadau (7mn)
enregistré par Didier Béquillard