Caves Feuilla


Spectacle de La vaste entreprise

"Encore des vestiges"

Mise en scène Nicolas Heredia



photographies de la veillée

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Ce spectacle est le résultat d’une résidence de création. Pendant les six mois précédents, le metteur en scène est venu plusieurs fois rencontrer les habitants de deux villages du Parc proches l’un de l’autre, Caves (800 habitants) et Feuilla (90 habitants, le plus petit village du Parc). Ce que Frédérique Dufour et Nicolas Heredia nous ont donné à entendre est une véritable lecture du territoire et de son évolution. D’une grande richesse, cette création aborde et fait se répondre une multiplicité d’aspects : historiques, contemporains, sociaux, économiques. Nous allons de la voie romaine à l’autoroute, des avenues gallo-romaines aux vignes puis aux nouveaux lotissements, des annonces immobilières aux voitures de Google, des problèmes d’écolier portant sur le lait - alors que c’est le vin qui est produit ici - jusqu’à la tequila des Corbières et la bière bio, des restes du chauffage central antique dissimulé pour ne pas retarder des travaux au faux vestige devant la mairie et au jardin botanique.

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diaporama cartes postales
"L'évolution des paysages de Caves et Feuilla, à travers le siècle et les photographies"

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Intervention de Marc Pala

Four, poix et cade

Une économie forestière 



La découverte à Feuilla de fragments de jarres médiévales à cordons pincés, enduites de résidus organiques carbonisés, à proximité du castrum de l'Hortoux et dans les gorges du Rieu, atteste d'un artisanat de distillation du bois destiné à la production d'huile de cade ou de poix. Bien connus en Provence, la fabrication et le commerce des goudrons végétaux représentèrent une composante non négligeable de l'économie rurale.
La poix, issue de la distillation des résineux, exploitée dès l'époque gallo-romaine, fut, à partir du 13èmesiècle, l'objet d'un commerce actif principalement tourné vers les besoins de la construction navale : calfatage des navires, enduisage des gréements et des cordages, poissage des toiles... Quant à l'huile de cade, tirée du genévrier oxycèdre, elle répondait essentiellement à un usage pastoral ; elle soignait le piétin et la gale des moutons ainsi que la plupart des affections cutanées animale ou humaine.
L'existence en Corbières d'un important élevage ovin et d'un port encore très actif au Moyen Age à Narbonne justifiaient à eux seuls de la présence de ces petites mais indispensables structures de distillation du bois de l'arrière-pays. Les recherches archéologique et historiographique, encore très timides sur ces activités forestières, n'ont pas trouvé en Corbières d'implantations aussi significatives que celles du Var où la vivacité de cet artisanat est rendue manifeste par les nombreux vestiges de fours à cade d'époque moderne. A ce jour, "en France, deux régions ont été particulièrement prospectées, la région de Haute Loire, patries des péjassierset la Provence des pégoulières" (R. Aufan, 2004). Sans anticiper sur les résultats des recherches en cours, il semblerait que l'artisanat provençal de la poix et du cade - ce furent souvent les mêmes personnes qui distillaient indifféremment le pin et le cade- fut plus développé (localisation de nombreux centres de distillation du 13èmeau 16èmesiècle) et mieux organisé que celui des Corbières. Il bénéficiait de véritables enjeux économiques dus à l'attractivité et au dynamisme des ports de Marseille et Toulon ainsi qu'à la permanence de traditions héritées du Moyen Age.
Les pegolièrsdes Corbières comme la plupart des artisans des garrigues étaient des personnages polyvalents, des artisans-paysans, qui pratiquaient la distillation du bois, dans des installations de fortune, en complément des travaux des champs. Ils étaient aussi d'une certaine manière des spécialistes, mi-forestiers, mi-artisans du feu, qui maîtrisaient plus ou moins bien une technique et des savoir-faire. Il y eut des artisans constructeurs, charbonniers, chaufourniers, mineurs, bergers... mais jamais forgeurs, ni verriers car ces métiers très fermés requéraient une initiation et une véritable spécialisation.
Si la distillation en four était commune à toute l'Europe, l'utilisation du procédé en jarres ou double pots semble plus spécifique des régions méditerranéennes. Cette distillation ne nécessitait pas d'alambic, le bois à distiller était chauffé et l'huile ou la poix se récoltait per descensum à l'intérieur d'un récipient placé au dessous du foyer. Cette méthode ne fut pas décrite "avant le 13èmesiècle en raison du manque d'intérêt des alchimistes grecs et arabes pour ce type de distillation au profit de la distillation per ascensum" (S. Burri, 2010). Thomas de Cantimpré nous donne, pour le 13èmesiècle, une description à la fois simple et précise de ce procédé d'extraction qui connut plusieurs variantes : "on dispose dans une fosse une oule vide sur laquelle on place une autre oule à fond troué. Cette oule supérieure est remplie de bois de genévrier sec puis on la couvre de sorte qu'aucune fumée ne puisse s'y échapper. On fait un feu tout autour et sous l'effet de la chaleur un peu d'huile s'écoule de l'oule supérieure dans l'oule inférieure"(Liber de natura rerum, 1973). Cette marmite supérieure qui contenait la matière première était enrobée par un bûcher couvert qui fonctionnait sur le principe de la charbonnière.
Les fours provençaux pour la distillation de l'huile de cade n'étaient qu'une application sophistiquée de la méthode en jarres plus fragile - la jarre supérieure n'était pas réutilisable - mais plus mobile, adaptée à l'épuisement rapide des bois. La chambre de distillation de ces fours, construite en argile ou en brique réfractaire, avait la forme d'une grande jarre renversée, d'une capacité de 150 à 200kg de bûchettes de cade coupées en tronçons d'une quinzaine de centimètres de long. Elle se tenait au sein même de la chambre de chauffe, en forme de fer à cheval, alimentée par deux foyers. L'ensemble était enfermé dans une épaisse enveloppe voûtée de pierres sèches et de terre. L'alimentation en bois à distiller s'effectuait par le haut; la température d'extraction de l'huile avoisinait les 250°. Ces fours fonctionnaient en général sans interruption pendant 4 à 6 semaines. Chaque fournée produisait environ 15 à 20 litres d'huile.
Ces pratiques artisanales disparurent vers le début du 20èmesiècle concurrencées par les distilleries qui mirent au point un nouveau procédé par pyrolyse, à partir de la fameuse méthode dite per ascensum chère aux alchimistes.
Avec l'huile de cade, les colporteurs du Midi vantaient une autre panacée, la triaca, sorte de gelée fabriquée avec les baies du genièvre commun : "À l'extrait de ginivre, a la triaca". Ce remède réputé excellent contre les coliques fut élaboré jusqu'à la guerre de 1939 dans la Montagne Noire. Il fit la réputation de Lespinassière qui, à son apogée vers 1880, regroupa autour de ce petit artisanat prospère, jusqu'à une quarantaine de tricaires. Ce terme de tricairedevint au fil des siècles synonyme de charlatan car ces thériaques préparées par des apothicaires, des moines ou des "sorciers" locaux, forts de leur succès, mêlèrent au genièvre de nombreux autres ingrédients végétaux, minéraux ou animaux, dont de la chair séchée de vipère.
En conclusion, s'il est clair qu'à Feuilla les résidus carbonisés qui tapissent l'intérieur des fragments de jarres à cordons sont bien des témoins de la distillation artisanale du bois de cade, il est encore difficile d'en décliner les procédés de fabrication exacts (distillation en double pot, en charbonnière ou en procédé mixte) et sa chaîne opératoire technique. Il faudrait pour progresser dans cette voie commencer par faire des analyses chimiques des résidus organiques et se lancer dans des campagnes de prospections systématiques (qui révéleraient sans aucun doute d'autres sites) complétées par des fouilles archéologiques sur les sites les plus emblématiques.


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