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Emmanuel Darley
biographie

Dans le cadre du Festival des Identi’terres 2004

Voix d'eau


Tu glisses, tu coules, tu descends vers la mer. Gargouillis, ruisselets, gargaris. Au début, oui, ça descend sec, tu t'accroches, tu tentes de te retenir, tu tends les mains, freines des pieds mais rien n'empêche et toi tu files, t'éparpillant parmi les pierres, te répandant au pied des herbes, des arbres, jetant rapide un œil aux feuilles penchées, aux feuilles pleureuses. Tu glisses, tu coules, tu descends vers la mer et tu croises divers rochers bien en place, pachydermes qui te regardent de haut, te défiant de longtemps, Va, essaye donc, tu peux pousser, tu peux forcer, moi, je reste là… Tas de tas de tas, vaste chaos où tu circules à ta guise, sagement ou impétueuse, suivant les jours et les saisons. Petites rigoles où tu te multiplies, larges bassins où tu reposes, partageant l'espace avec les araignées et les poissons. Tu glisses, tu coules, tu descends vers la mer. Gargouillis, ruisselets, gargaris. Tu joues de la lumière, tu joues avec les ombres et tu chantonnes, et tu murmures.

D'un coup, le sol s'évanouit et tu retiens ton souffle, tu comptes un deux trois et le temps paraît suspendu. Tu les entends les autres, ceux d'alentour, les végétaux, les minéraux et les animaux d'ombre, tu les entends t'admirer cascade, et puis tu retouches terre, gravillons, tu retrouves ton lit et tu continues ta route, éternelle, régulière, vers la mer.

Bientôt la pente s'adoucit, tu vas plus tranquillement et les arbres t'interrogent, te questionnent sur l'amont, prennent nouvelles de ceux plus haut. Pas trop le temps, déjà filé, tu roules sur toi-même, sur le dos tu contemples le ciel, les nuages amicaux. Tu croises ici et là, frères et sœurs, pour unir vos forces et c'est en famille que vous n'avez de cesse de croître, poussant les rebords, réclamant place nette avec, déjà, la pensée du sel à venir. Petite mort épicée, goût marin longtemps conservé, bouche pâteuse, surface frémissante de la peau lentement burinée.

II


Tu me coupes en deux. Tu te faufiles, tu t'immisces et je m'éventre pour te laisser passage. Tu viens de loin, tu vas encore, encore et encore jusqu'à toucher ton but. Tu arrives à pas lents de tes contrées perdues, boisées et bucoliques, plein de souvenirs, de racontars et de légendes, tu poursuis ta route vers l'océan et tu charries sans retenue des rêves et des futurs. Tu me racontes ton chemin, ta fière enflure avalant peu à peu au passage tes cousins, tes cousines, ruisseaux et rivières, les lacets, serpentis, que tu dessines en venant, la solitude des rives sauvages et l'agitation des quais. Les villes, les ponts, avant moi.

La transparence du départ pour à mesure te troubler jusqu'à ce manteau de verdure et de boue que j'enserre en mon sein.

Tu passes et tu badines.   Tu passes et tu questionnes, Qu'est-ce que c'est ci ?, Qu'est-ce que c'est ça ? Tu ralentis, tu t'intéresses. Les belles demeures, les monuments te clignent de l'œil ou bien t'ignorent, ils savent ce qu'ils te doivent, ils savent ce qui vient à nuit tombée, ils ne disent rien mais tremblent le soir que ne viennent sur toi les bateaux, ceux qui éclairent, illuminent, resplendissent leurs façades.

J'en ai vu, oui, par ta grâce, des bateaux. Des barques légères, des péniches, des canots, des travailleurs, des égarés, des amoureux. Des langueurs et des courses.

Et puis parfois tu t'emportes. Grosse voix, remous et vagues. Tu enfles, enfles, jusqu'à de ton lit, t'échapper. Tu viens sur mes genoux, tu te répands, t'étales et prends tes aises, parfois même tu passes le manteau et dans mes rues viens parader. Je me plains, je crois bientôt finir noyée mais je sais que plus loin c'est davantage, tu montes là-bas sur tes grands chevaux pour mieux ensevelir les villages et les plaines, les caves et les salons. On tente de te convaincre, on dialogue, on promet et tu finis par reprendre raison. Tu reviens à ta place sans un regard arrière, sans un regard sur le dévasté et l'englouti.

Tu vas lentement vers la mer en me saluant au passage, tu charries terre, herbe, bois et déchets, tu es vivant quand je somnole, aventurier quand je désespère, lourd et lent quand l'agitation me secoue. Tu es fidèle et je ne sais ton nom. Je me penche toujours, je demande Qui es-tu ? Quel est ton nom ?, mais tu fais sourde oreille et j'en suis encore là. Brantas, Amou-Dana, Euphrate ou Don. Kouban, Volga, Zeravchan, Kolyma. Oronte, Oussouri, Missouri ou Mississipi. Quel est ton nom ? Serait-ce l'un de ceux-ci ou bien : Usumacinta, Neva, Vistule ou Tigre ?

Va, ne réponds pas. Passe encore et encore sous les ponts que j'ai jeté cicatrices entre mes rives. Tu es fleuve, voilà tout. 


III


Alanguie, je suis. Allongée d'un côté l'autre, m'étirant d'une rive l'autre. Goûtant ici et là-bas des roches et du sable. Je suis huile ou furie, je me démonte, je me remonte, vagues emportements ou vraie tempête, jouer des coques de noix ou d'un coup passer gros dos, d'un sursaut frénétique m'agiter. Puis retrouver lentement le calme, suivre les conseils du ciel et des nuages et simplement me laisser parcourir. M'offrir à tous. Prêter oreille au vent, suivre de l'œil là-haut le soleil et la lune, les laisser me dicter le mouvement. Profiter. Faire la planche. Remuer tendrement le bassin pour une danse du ventre possédée. Ventre, oui. Agitée de l'intérieur. Parcouru qu'il est. Je vous sais tous là. Je vous sens, je vous suis. Je vous écoute. Ombrelles, posidonies, ascidies, anémones, gorgones et flabelines, vous me caressez. Castagnelles, girelles, chinchards, sars, saupes, mérous, dorades, barracudas, vous me parcourez. Méduses, fragiles, vous allez, dérivant, au hasard. Vous, les poulpes, les conques, les baudroies, les murènes, vous demeurez cachées et je suis votre alliée. Et puis, tortues, caouannes ou luth, rorquals, dauphins et thons, raies, cachalots, rorquals et requins, scaphandriers et bouées canards, vous allez en mon sein, ça et là, à l'aventure. Je vous salue. Je vous accueille. Faites de moi bon usage.

Allongée, alanguie, je vais d'un côté l'autre, et je lèche et je baigne des pays éloignés, des continents distants. Quelques vagues de ce côté pour adoucir, je me retire de celui-là pour laisser reposer. Couleurs de peau, langue de bouche, chacun diverse et je fais lien. Lien salé d'accord mais lien tout de même.

IV

Ce matin aujourd'hui je serais goutte de pluie à attendre patiemment tout là-haut dans la douceur brumeuse de mon maître nuage avant que ne soit donné le signal le top de départ pour que d'un mouvement nous nous laissions toutes ensemble tomber glisser filer vers le bas traverser l'azur assombri rencontrer peut-être en joyeux arc-en-ciel le soleil à l'abri tomber filer glisser hurler de concert dans l'ivresse de la chute se tenir serrées les unes contre les autres et voir venir à vitesse grand V la terre bonne vieille terre dont nous sommes remontées hier au soir terre terre terra incognita tomber filer glisser et chacune d'affronter l'obstacle chacune de s'écraser sévère goûter des arbres des pierres des tuiles goûter du bitume de l'herbe ou de la terre si grasse si belle ou finalement toucher terre sur toi toi ou toi s'aplanir sur ton visage tes épaules ou tes mains glisser couler dessus ta peau et en embraser chaque grain la douceur les odeurs rêver oui s'arrêter quand c'est déjà trop tard déjà plus loin toujours toujours descendre rejoindre le plancher des vaches.

Je suis descendue un peu vite j'ai touché terre ou mer j'ai claqué sec ou flac j'étais goutte d'eau goutte de pluie et je suis désormais diluée mêlée dans la grande mêlée simple particule dans la grande étendue de l'eau qui ruisselle qui se perd qui nourrit embelli avant de remonter au ciel pour ressusciter cumulo-nimbus voire starto-nimbus.

Chaque jour nouveau chaque jour différent goutte de pluie lundi grêlons mardi ou vendredi brouillard un jour bruine neige que sais-je je descends puis je monte je suis là et puis j'ai disparu je m'évapore pfuit terminé.


V

De l'eau. Il y en a ici et là. Dans les profondeurs de la roche, à la simple surface de la terre, tout alentour des continents. Fluide, transparente ou boueuse. Coulant limpide et régulière, impétueuse ou simple filet au bruit si délicat. Parfois stagnante, croupie, accueillant tant de choses, choses fétides, nocives, de poison faites. Suffisant à ceux qui n'ont rien d'autre. Bonheur là où horreur serait.

De l'eau, des eaux. Des eaux grande classe, des eaux communes et des eaux caniveaux. Coulant à flot ici, arrosant, emplissant verres et bouteilles encore et encore jusqu'à plus soif, nettoyant sans compter. Aspergeant, baignant, douchant. Manquant ailleurs. Aimant bien ailleurs manquer, se faire attendre, se faire payer.

Manquant parfois ici et c'est vite catastrophe. Manquant ailleurs, oui, et c'est vie courante. Trop profonde, trop rare. Objet de convoitise. Et puis, eux, si nombreux à se presser à portée.

Source de vie, source de mort, manquante ou abondante, inondant, emportant. Celui-là l'espère tant, celui-ci ne veut plus. Et celui-là, au secret, l'ingurgite par la force d'un tuyau enfoncé, s'emplit, s'emplit comme outre humaine, parlera, parlera pas ?, encore une gorgée, où se trouve l'entonnoir ?

De l'eau. Qui coule ici, qui peine ailleurs. Couvrant la surface, montant régulière, ayant mal au cœur, pas loin s'étouffer, trop d'acide, trop d'aigreur. Peut-être un jour, comme dans les temps anciens, peut-être un jour, de colère celui-là, monter davantage encore et recouvrir les terres, quarante jours durant pour, derrière, rebâtir.


VI

-        Je te sens remuer, je te sens t'agiter, réagir. Je passe ma main et je te rassure par-delà l'obstacle, la paroi protectrice. Je te parle. J'invente pour toi des mots de lendemain, des mots de bienvenue. Je vais, je viens et tu circules de concert, bercé par mes pas, bercé par le rythme. L'espace s'est réduit, il va être bientôt l'heure, mais je sais que tu m'écoutes, que tu me suis, bien à l'aise dans ta mer intérieure. Nous sommes deux, nous ne sommes qu'un.

-        Je suis, oui, en ton sein et je me prépare désormais. Je suis poisson, animal marin, sans branchies, sans nageoires, immergé dans les eaux calmes de ce refuge. Je flotte, suspendu tête à l'envers et ce bassin est doux, sirupeux, nourricier. Pas trop de lumière, une belle quiétude. Des vibrations, quelques bruits atténués, lentement familiers. Circulation, pulsation de cœur et ta voix pleine d'écho. Le murmure ouaté du dehors, de tout ce qui t'entoure. Je suis poisson, animal marin et je voudrais m'étirer, changer de position. Evoluer. Ouvrir la bouche, enfin crier.

-        Allez petit, patience, cela va bien aller. Profite encore, laisse-toi bercer, fais des réserves. Bien à l'abri, ici, pas de soucis. Aquatique. Bientôt vont s'ouvrir les vannes et je ne serais plus qu'eau perdue, répandue, serpillée. Pas même remerciée.

Allez, va, prépare-toi, la voici venir l'heure, l'heure de rejoindre terre, d'entrer enfin dans le monde.

VII

Elles sont là et l'on n'y songe guère. Toujours là à l'ouvrage sans qu'on le sache, sans qu'on s'en doute. Elles descendent régulières, elles suintent tranquilles, protègent et lavent. Humidifient. Elles perlent au-dessus, glissent sur l'arrondi puis s'échappent et disparaissent. Simple magique mécanique qui ordonne et régule. Tout prévu de longue date.

Mais parfois le courant est trop fort, et débordantes elles s'en vont hors la vue, glissant du bord de l'œil à la joue, ruisselance de visage, rivières de peau, s'abîmant plus bas en delta sur des contours de bouche.

Parfois c'est joie, trop de bonheur, débordement que l'on retient de la main, rire en cascade, étranglement à venir. Émotion liquidée sans plus pouvoir compter, émotion lacrymale amie de chair de poule.

Parfois c'est douleur, quelqu'un manque, quelqu'un va partir, part, est parti, parfois c'est frimas, souvenirs et regrets et le cœur gros fait signe, claque des doigts pour des larmes lancer la fontaine. Impossible retenir. Impensable retenir. Laisser filer. Laisser mouiller la peau et tordre les mouchoirs.

Parfois, il y eu des jours où c'était bien fragile, un rien les appelait, sans prévenir les larmes bienfaisantes ravageaient les visages, vous en souvenez vous ? Nous ont-elles noyés ? Nous ont-elles emportés ? Ou, ont-elles nettoyé, rafraîchi nos quotidiens reclus, sans espoir ? Larmes salvatrices si longtemps contenues, enfouies là, tout là-bas, derrière cette porte vitrée dont nous avions la clef.

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texte lu par Emmanuel Darley(2mn24)

Pierre Sansot
• Emmanuel Darley
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