Dans le cadre du Festival des Identi’terres 2007
Glycines
1 Le soleil se retira. Lentement, invisiblement. La nuit. Il restait une lueur, à travers les branchages. La lune sans doute. Au bout de leur tunnel, au fond de l’espèce de puits carré où ils attendaient, dans la peur, depuis le matin, le
silence. Pas de passages de voitures, sur la route montante, près; plus de voix, plus d’aboiements, d’ordres, de hurlements. Rien depuis midi. Ils n’avaient pas osé bouger ; à peine parler, chuchoter. Toutes ces heures.
2 ‘On y va’, dit Dora. Il hésitait. Elle répéta : « On y va. Ils sont partis ». Prendre les sacs avec les provisions, grimper jusqu’à l’ouverture, sur l‘échelle métallique. Redescendre. Remonter les bicyclettes. Rien d’oublié ? « On y va ? » « On y va ».
3 Je me souviens : un jour, jouant au fond du grand bassin désaffecté, livré aux lézards dans la partie de la propriété que nous avions nommée le Parc sauvage, nous avions découvert, sous le grand figuier du coin, le tunnel. Un passage secret vers la route. Loin de la maison. Là, depuis plusieurs jours, dès avant l’aube, nous nous réfugions ;depuis que nous avions compris que Jim, chaque nuit, envoyait par radio des messages à Londres, nous savions que fatalement, un jour proche, ils allaient venir.
4 « Tu as bien pris les lampes ? » « Oui », dit Dora « Ne t’inquiète pas. j’ai tout pris ». « On en aura besoin, là-bas ». « Je sais. Ne t’inquiète pas. ». La pleine lune de mai éclairait la route. La nuit était douce. Presque pas de
vent. Après la longue descente, le pont, ils traversèrent le village endormi, sans réveiller les chiens. Encore moins les poules. Saint-André de Roquelongue. Cinq kilomètres à peu près et ils arriveraient, là où ils avaient prévu d’arriver. Il allait devant, pédalant à vive allure. Dora suivait, ‘dans sa roue’. Ils avaient l’habitude.
5 Les années 40-45 furent des années bénies pour la bicyclette. Nous ne disions pas, il me semble, ‘vélo’. Les routes étaient presque entièrement libres de voitures. Nos machines étaient plutôt rudimentaires, les 'changements de vitesse', par exemple, leur étaient inconnues. Et ne parlons pas du cambouis sur les mains. Et ne parlons pas du poids !. N'importe qui, aujourd'hui peut commander à un vélo à peine plus lourd qu'un paquet de
cigarettes, qui se met en mouvement, semble-t-il, sur une simple poussée du doigt et roule presque sans contribution aucune des muscles. La selle de nos bicyclettes de garçon avait une tendance très affirmée à scier les fesses de Dora sous la jupe, mais elle se montrait stoïque, pédalait avec application, ne se laissait pas jamais distancer par moi. Il y allait de son honneur. Et dans les côtes, c’est elle qui montait le plus vite. Je disais : « C’est pas juste!. Tu grimpes comme une chèvre ! »
6 Il y avait, dans les environs, quelques montées redoutables. Un village, dont le nom contenait à la fois la couleur rouge et la brûlure s’atteignait par une côte marquée de deux ‘chevrons’ sur la carte Michelin qu’on nous avait prêtée. On commençait par une première pente pas trop rude. Ensuite il y avait un faux-plat. Ensuite on rencontrait un virage et une deuxième tranche de pente encore plus rude, suivi d’un nouveau faux-plat celui-là très court. Enfin le plat de résistance, présenté à la place du dessert d’une descente, quand on croyait être arrivé au bout : un tournant encore et la dernière montée, qui était franchement si raide et si longue qu’on l’aurait crue verticale. J’avais pris quelques longueurs d’avance dans le premier petit tiers, déjà perdu de cette avance dans le deuxième tiers le plus long. A la fin, j’étais tout rouge et grimpais en danseuse. Dora avait beaucoup
souffert jusque là mais elle s’était sentie, dit elle, tout d’un coup légère. Elle avait accéléré, m’avait doublé et arriva la première au sommet. Assis en haut du col un peu plus loin que les dernières maisons du village qui semblait entièrement déserté (c’était la mi-journée) nous avions repris notre souffle, les bicyclettes allongées sur le goudron, presque fondant déjà au soleil de mai.
7 Avant de redescendre, nous avons escaladé un monticule pour voir ce qu’il y avait ‘derrière’, après le col. Le ciel qui s’était de nouveau couvert, bas dans la plaine, mais sans menace d’orage, était dégagé dans la hauteur. Le village était en dessous: quelques maisons; le château en ruine ; partout l'argile; argile rouge; le rouge propre, vraie couleur; quelques demeures en bord de route, en pente brusque. Villerouge, Villerouge-la-Crémade, la ‘brûlée’. Là-haut la vue découvrait brusquement des kilomètres de lointains et au plus loin de ces lointains quelque chose bougeant bleu. 8 C’était quoi? C’était la mer. Pas de doute, la mer. La Méditerranée. Comme une 'écume bleue' son scintillement lointain dans le soleil immatériel, retrouvé, incessant. La mer inaccessible, mais epérée pour plus tard, 'après la guerre'. On ne voyait qu'une goutte étroite de mer, une goutte bougeante, petite, écumeuse et bleue. Elle était à peine une discontinuité scintillante dans l'océan de l'horizon, l'océan-ciel, presque imperceptible entre les rochers, les collines chutant l'une sur l'autre jusqu'à l'imprécision due à l'air, à l'air trop clair, au soleil-brume. Le futur, la paix, étaient ainsi.
9 Dans l’ivresse de la descente, ce jour là, il avait pris sa revanche. Dora avait eu peur. Elle freinait, freinait comme une ‘perdue’, s’arrêtant presque dans le virage. Il l’avait attendue, en bas, appuyé négligemment au cadre de la bicyclette debout, dans la position d’un vainqueur de Tour de France d’avantguerre, un Antonin Magne, un Lapébie. Souriant. Et c’est avant de rentrer qu’ils avaient fait une visite : Abbaye de Fontfroide. Oasis de fraîcheur réelle, mais au moins autant suscitée par le nom, par l'appel d'eau de 'Font', qui est 'fontaine' en provençal, et par l'offre d'une délivrance de la chaleur du soleil et la course que promet 'Froide', un mot fusion de substantif et d’adjectif : FontFroide. Fontaine de silence dans l'assourdissement des criquets, des pneus de vélo crissant de freins sur le chemin tournant, descendant, poussiéreux, dans la lumière liquoreuse et tranquille du beau printemps de 1944. Ombres médiévales invisibles, fantômes à la déambulation rectangulaire. Ombressilencieuses protégées par la pierre, par le trésor de l'eau nourrice de paix, par la pierre vertueuse protectrice de la contemplation muette des reclus. Et les murs entiers du quadrangle intérieur, de l'espace géométrique réservé à la lente séculaire circulation méditative étaient couverts de glycines; un parfum invraisemblablement intense rayonnait de leurs grandes grappes bleues; pas le bleu de la mer comme du haut du col, mais un bleu plus lourd; ni le bleu un peu violet des iris, mais un bleu bouclé, chargé mais frais comme une eau sortie en mousse d'une bouche de fontaine. Parfum comme chargé du sucre enclos dans le nom mouvant de la plante qui rampait sur les murs du cloître, qui se faisait robe des murs, à grappes d'un raisin de fleurs : GLYCINE.
10 Quand ils prirent la décision de se cacher, de préparer leur fuite hors de cette maison-refuge devenue piège, il avaient réfléchi longuement. Ils n’était pas question de passer encore une journée dans leur tunnel. Les ‘autres’ pouvaient revenir. Et le but était clair : pour Dora, pour lui. Mais comment l’atteindre ? que faire, une fois sortis dans la nuit ? Aller tout de suite vers une gare ? à Narbonne ? à Lézignan ? passer la nuit dans un wagon ? ils hésitaient. Que d’inconnues. Les difficultés paraissaient insurmontables. Dora imposa sa solution. Il fallait arriver, à bicyclette, au petit matin, simplement, à la gare. Acheter des billets, simplement. Pourquoi deux enfants de onze et dix ans, frère et soeur, ne pourraient-ils pas rejoindre, dans cette ville proche, Carcassonne, leur famille ? Et en attendant ? En attendant, Fontfroide.
11 Ils se glissèrent dans l’Abbaye déserte, se couchèrent derrière un pilier, au parfum des glycines, aux soupirs des glycines remuées par la tendre, la suave brise de mai. Ils se couchèrent l’un contre l’autre, dans l’obscurité : la lune avait déserté le ciel, son devoir de silence amical accompli.
12 Je me rappelle qu’au moment de sortir de son sac un tricot pour se protéger du froid de l’aube, Dora découvrit qu’elle avait oublié, dans le tunnel, le cahier qui contenait son Journal. Elle pleura. Elle n’avait pas pleuré avant. Elle ne pleura pas ensuite, jusqu’à notre séparation. Pour la consoler je lui dis, bêtement : ‘Mais on reviendra le chercher, après !’ Ses larmes redoublèrent. « Tu crois que Vlad a réussi à s’échapper ?’ A cela, je ne
pouvais rien répondre. Elle s’endormit pleurant.
13 Il fut moins nuit. Il fut presque jour. Dora s’éveilla la première. Les premiers oiseaux s’étaient mis à chanter. Pendant ces années-là, il y avait partout énormément d’oiseaux : dans les villages, dans les vignes, dans les pins, les amandiers, les oliviers. Les aubes étaient assourdissantes. Il dormait comme une bûche. Dora le secoua : ‘Jacques, Jacques, réveille-toi. Il faut partir !» Les guidons des bicyclettes étaient froids, mouillés de rosée. Ils frissonnaient. Jambes raides ; courbaturées. Ils avaient peur. Il y avait une bonne heure de
route, jusqu’à la gare.
14 Le petit matin était frais, tendre, clair déjà. Ils avançaient dans la hâte, l’espoir, l’inquiétude. Dans un tournant, Jacques dérapa. La bicyclette s’en alla d’un côté, lui de l’autre. Son genou gratta le gravier. Ce n’était pas grave . Plus grave, catastrophique même : la machine ne pourrait pas repartir. La guidon était faussé. Un pneu avait crevé. A pied, ils n’arriveraient jamais avant midi. Sur la route, droite entre les platanes, une automobile arriva lentement. Un gazogène. La voiture s’arrêta. « Qu’est-ce qui vous arrive ? ». Ils se taisaient, presque en larmes. « Allez, montez, je vous emmène. Je vais à Lézignan ». Il leur dit que, tout seuls, ils n’arriveraient jamais jusqu’au train. On les arrêterait à la gare. Il travaillait, lui, dans les chemins de fer. Ils voyageraient avec lui jusqu’à Carcassonne. Si la gare était surveillée, ils sortiraient par les voies.
15 Mon nom est Goodman, James Goodman. En 1992, au début du premier été, calme, de ma retraite de professeur de chimie à l‘université je reçus, à Saint-Andrews, en Ecosse, où j’habite, une lettre inattendue qui me donna de l’émotion. Une madame G. m’écrivait qu’elle était la présente propriétaire de la campagne de Sainte-L., héritée de son père. Au cours de travaux effectués au printemps avaient été découverts des ‘papiers’ datant de la guerre. Avant de les restituer aux héritiers de Dora K. ils avaient pensé, son mari et elle, que lui, Goodman, dont ils avaient finalement réussi à retrouver la trace, aimerait en prendre connaissance, puisqu’il était le deuxième des enfants impliqués dans l’aventure que ces écrits révélaient, au moins en partie. Ils pouvaient, bien sûr, en faire copie et les lui envoyer mais ils avaient pensé que peut-être, il pourrait se déplacer jusque dans les Corbières et revoir ces lieux où il avait été presque deux mois enfant. Je répondis que je n’étais jamais revenu dans la région depuis 1944, que je réfléchissais à sa proposition, hésitai deux mois et finit par accepter. Monsieur et madame G. m’attendaient à la gare. La voiture s’engagea dans l’allée ornementale, à l’entrée de laquelle un grand panneau, innovation visiblement récente, annonçait SAINTE-L. s’arrêta devant la grande maison. Rien, en apparence ou presque, n’avait changé. En chemin madame G. expliqua qu’elle était petite-fille de Camille B. qui avait, pendant la guerre, caché en ce lieu de nombreuses personnes. Son père à elle était biologiste et vivait en Amérique. Après la mort des grandsparents, personne ne s’étaient occupé de la propriété qui était restée quasiment à l’abandon. Son mari et elle s’y étaient installés au printemps. La grande pièce du rez-de-chaussée n’avait quasiment pas changé. Elle était seulement plus petite que dans son souvenir. Il y avait toujours le piano, le fauteuil, la table où on jouait aux cartes quand il pleuvait. J’attendais, le coeur serré.
16 Les allemands recherchaient le poste émetteur. Jim, qui s’était enfui dans les vignes, fut rattrapé, envoyé en Allemagne dans un camp de prisonniers. Il s’évada, rejoignit la France et fut caché jusqu’à la Libération par des paysans français qui travaillaient pour l’Intelligence Service. Camille B., arrêté, avait été relâché après quelque semaines. Vlad, l’oncle de Dora ‘donné’ par le ‘passeur’ en essayant de franchir les Pyrénées, mourut en déportation. Dora était revenue chez sa mère, sous la conduite de monsieur R. chez qui les deux enfants étaientallés ce matin-là. Les R.. avaient recueilli le petit Jacques. ‘La suite, en ce quivous concerne, vous la connaissez’. Goodman avait été caché chez une amie desR. . Après la Libération, il avait été recueilli en Ecosse par une soeur de sa mèremorte, comme son père, en déportation. Il avait changé de nom, et de prénom,une nouvelle fois. Dora, de Carcassonne avait rejoint sa mère qui n’avait pasvoulu quitter Toulouse. Dénoncées par un voisin, elles avaient disparu dans uncamp. Madame G. avait retrouvé la trace d’une cousine, qui vivait maintenant àTel Aviv. Et son adresse à lui par l’un des enfants R. .
17 Goodman sut alors quels étaient ces ‘papiers’ dont elle avait parlé dans sa lettre. Madame G. sortit de la pièce, revint, et posa sur la table le Journal de Dora. Il était dans sa boite métallique, avec son cadenas. Le Journal était en bon état. Il n’avait souffert ni de l’humidité, ni des mulots. Sur la première page, Dora avait écrit: ‘Je m’appelle Dora K. , de la classe… de l’école… rue …. Ceci est mon Journal Secret. Ma maman s’appelle maintenant Raymonde. Elle est professeur de piano. En ce moment nous vivons avec mon oncle Vlad. C’est un grand pianiste mais il ne peut pas faire de concert à cause de la guerre. ‘ Le journal proprement dit venait après : ‘ Demain, 4 mars 1944, je pars à la campagne avec Vlad. J’ai un peu peur. Je ne sais pas quand nous nous reverrons, maman et moi‘ … . Et chaque jour, jusqu’à celui de leur départ précipité, elle s’était confiée à ces pages, elle avait raconté.
18 Goodman, lisant, se souvint.
Ce texte est une commande d’écriture du PNR à l’occasion du Festival des Identi’Terres 2007, avec le soutien de la DRAC-LR.
écouter un extrait (3mn55)
lu par Jacques Roubaud
• Pierre Sansot
• Emmanuel Darley
• Claude Marti
• Jean-Claude Forêt
• Jacques Roubaud
• Laurence Vielle
• Christophe Pradeau
• Kenneth White
• Lionel Bourg
• Christophe Delmond
• Rémi Checchetto
• Patrick Raynal
• Michel Nuridsany
• Jean-Pierre Moulères
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