Patrick Raynal
photographie de Sylvie Goussopoulos
biographie

TITRE Ribatge moissalós

Une nouvelle de Patrick Raynal, auteur de roman noir

La thématique proposée par le Parc à Patrick Raynal est, comme d'habitude, "territoire réel, imaginaire, rêvé". Et Patrick Raynal a choisi de mettre en scène son privé, Corbucci.... La commande d'écriture faite à  Patrick Raynal en 2015 était un texte inspiré par ses rencontres sur le territoire du Parc, en particulier autour de Port-la-Nouvelle où vit un de ses vieux copains, , devenu libraire, avec lequel il a été au collège à Narbonne. Ensemble,  en sixième, ils ont écrit et dessiné leur première histoire... Il s'agit pour Patrick Raynal plutôt d'une découverte d'un territoire que d'une redécouverte, dans la mesure où le collège étant à Narbonne, il avait peu l'occasion de sortir de la ville. Cette résidence d’écriture est le fruit d’un partenariat entre le Parc naturel régional de la Narbonnaise et la DRAC Languedoc Roussillon (ministère de la culture).



RIBATGE MOISSALOS


            « Mais, putain, bande de salopards ! Vous bouffez quoi quand je suis pas là ? », ai-je hurlé en m’administrant une volée de claques sur les jambes

           Je me croyais seul. Seul avec le milliard de moustiques qui attaquait en piqué la totalité de ma surface découverte, particulièrement les mollets vu que,  à cause de la chaleur et en dépit de mes préceptes vestimentaires, j’avais revêtu un short, anglais certes, mais qui laissait quand même les dits mollets nus jusqu’aux genoux

            « C’est une bonne question. Je me la suis moi-même posée souvent », m’a répondu une voix fortement teintée d’un accent mi allemand mi occitan. Elle sortait d’un buisson d’épineux et fut rapidement suivie par son propriétaire, un grand gaillard blond et barbu qui brandissait un petit appareil photo. Contrairement à moi, il était vêtu d’un pantalon de tankiste et d’une chemise étanche au col et aux poignets.

            « Franz Alberts, dit-il en me tendant la main.

            — Giuseppe Corbucci, j’ai fait en la prenant. Désolé, mais je me croyais vraiment seul avec ces...

            — Pour répondre à votre question, quand nous ne sommes pas là, ils se nourrissent d’un peu de tout. Des oiseaux, des grenouilles et même des serpents. Vous n’avez pas du tout l’accent italien, a-t-il rajouté, je dirai plutôt provençal. »

            J’ai jeté un rapide coup d’œil au désert qui m’entourait.

            « J’ai compris. Vous êtes un linguiste allemand spécialisé dans le langage et les mœurs des moustiques.

            — Bien tenté, a-t-il rigolé. Je suis photographe et Allemand, bien que repenti depuis bientôt trente cinq ans. Et vous ?

            — Niçois et détective privé. »

            Vu sa tête, je me suis dit qu’une explication s’imposait.

            Tout a commencé deux jours plus tôt dans la pièce qui me sert de chambre, de salon et de bureau de réception au sixième étage  d’un immeuble sans ascenseur du quartier des musiciens à Nice. Il faisait une chaleur d’enfer et j’essayais de tuer le temps en faisant durer ma dernière bouteille de bourbon tout en écoutant la Chappaqua Suite d’Ornette Coleman. Je n’avais pas vu la queue d’un client depuis que le dernier était parti en me laissant un chèque taillé dans le bois dont on fait les flûtes et j’observais le monde passer sous mes fenêtres pendant que mon estomac hurlait à la mort.

            Quelques années plus tôt, j’avais cru malin de défier l’ANPE en clouant une plaque de détective privé sur ma porte. Ma jeune carrière de journaliste était brutalement entrée en collision avec les réalités saines du libéralisme économique et, à la suite d’une fusion entre mon journal (prétendument de gauche) et un groupe de presse (ouvertement de droite) j’avais fait partie d’une charrette qui avait dégraissé l’entreprise à la grande satisfaction des actionnaires. J’aurais pu pointer au chômage, mais j’appartiens à une génération qui a trop cogné sur les symboles de l’hypocrisie du capitalisme pour se résigner à mendier ses maigres largesses sans tenter d’abord un bras d’honneur vigoureux. Je me disais aussi qu’une ville assez pourrie pour être aussi célèbre pour ses égouts avait besoin d’un type assez marle pour venir fourrer son nez là où les flics jetaient l’éponge.

            C’était une erreur.

            Ma première grosse affaire me rapporta six mois d’hosto et l’incendie de mon cabinet.

            Depuis je me suis calmé. Je suis resté flic privé, un peu parce que je ne sais rien faire d’autre, un peu parce que le boulot de Phil Marlowe ou de Sam Spade me rappelle le temps où je rêvais d’organiser Nice en soviet prochinois et beaucoup parce que les autres fouille-merde de la ville - traqueurs de conjoints adultères, dépouilleurs de vie privée à la solde des patrons et j’en passe - sont de tels enfoirés que je me sens obligé de m’agripper à la bannière des héros de la Série Noire.

            Tout ça pour dire que quand on a frappé à ma porte ce jour là, j’envisageais sérieusement d’accueillir  à coups de manche de pioche le créancier – quel qu’il pût être - qui encombrait mon paillasson.

            C’était une frêle jeune fille en robe blanche, une sorte d’apparition dont on n’aurait su dire si elle venait de s’enfuir de son mariage ou de sa communion solennelle. Elle m’expliqua qu’elle venait d’hériter d’un parent très éloigné, probablement une sorte d’oncle, et qu’elle souhaitait que je remonte la lignée afin de vérifier qu’elle était bien la seule à pouvoir prétendre à cet argent. « Mon oncle est mort depuis une quinzaine d’année, m’a-t-elle raconté, il n’avait pas laissé de testament et le notaire a eu un mal fou à retrouver ma trace. Il m’a dit qu’il y avait bien aussi un lointain cousin, mais qu’il avait été incapable de mettre la main dessus… ». Elle se souvenait tout de même de son nom, Cécile Pacareu, bien qu’elle doutât depuis son aventure qu’il fût bien le sien.

            C’était la chose la plus extraordinaire que j’eusse entendue depuis longtemps. Payer quelqu’un pour qu’il se mette à la recherche d’un vague cousin histoire de lui refiler la moitié d’un trésor tombé du ciel, voilà qui défiait l’imagination d’un vieux cynique dans mon genre… C’est quand elle a commencé à entrer dans les détails que je me suis demandé si que la pauvrette n’était pas légèrement secouée.

            Elle n’avait jamais quitté Nice, mais sa mère lui parlait toujours d’une espèce d’île enchantée, pas tout à fait une île en fait car elle était encadrée d’un côté par le chemin de fer et de l’autre, par un canal. Le canal longeait la mer, et le chemin de fer était posé sur un étang immense et plein de poissons qu’on pouvait choper rien qu’en leur faisant de l’œil. Toutes sortes d’oiseaux y vivaient en bonne entente et le gibier était si abondant qu’on venait de Russie pour le chasser. D’ailleurs, le comte Félix Ioussoupov, l’assassin de Raspoutine en personne, y venait tirer le perdreau et le faisan, invité par le propriétaire de l’île, lui même aristocrate français de haute lignée. C’était assez confus, mais j’ai fini par comprendre que sa mère elle-même n’avait jamais mis les pieds sur cette fameuse île et qu’elle tenait tout ça de sa propre mère malheureusement disparue dans un de ces soubresauts de l’histoire dont le XXe siècle s’était fait une spécialité. Pour tout dire, je doutais fortement que cette île existât ailleurs que dans la cervelle dérangée de ma nouvelle et délicieuse cliente. Pour tout arranger, elle avait totalement oublié le nom de son riche tonton – un type avec un nom à rallonge, m’avait-elle dit -, ainsi que celui du notaire dont elle se souvenait seulement que son étude était à Paris. En revanche, elle était sûre du nom de l’île : Sainte-Lucie et de sa situation géographique : dans le Sud.

            Il est toujours très difficile de refuser une affaire, tous les membres nécessiteux de professions libérales dans mon genre vous le confirmeront, mais c’est quasiment héroïque quand l’objet de votre refus vous confronte brutalement avec un paquet de biftons épais comme votre collection d’exploits d’huissier.

            On l’aura compris, je ne suis pas un héros.

            Internet fut catégorique : il n’existe que quatre Sainte-Lucie et une seule est une île, celle des Caraïbes. Deux autres sont au beau milieu des terres en Corse et la dernière, celle qui fut la plus difficile à trouver, est une petite réserve naturelle de rien du tout perdue dans le sud-ouest, entre Narbonne et Port-la-Nouvelle, dans le Parc naturel régional de la Narbonnaise. Je déteste les réserves naturelles presque autant que les cyclistes, les écolos et les vendeurs de produits bio, mais, après examen, il me fallut bien reconnaître que cette Sainte-Lucie là disposait d’un canal, d’un étang et d’une ligne de chemin de fer.

            En fait, et bien que les apparences soient souvent contre moi, je suis d’un snobisme écœurant. Je ne porte que du tweed anglais, du coton d’Égypte, du lin d’Europe et je roule dans ce que les béotiens prennent pour une épave, mais qui n’est autre qu’une Triumph Herald Vitesse dotée d’un moteur 6-cylindres gonflé  quasiment refait à neuf qui peut tout aussi bien vous coller au siège à la moindre sollicitation que rouler à bas régime avec une souplesse de gymnaste roumaine. Autant dire que le trajet Nice/  Port-la-Nouvelle ne fut qu’une formalité.

            La première chose que l’on voit en abordant le Parc naturel régional de la Narbonnaise, c’est la structure massive et rassurante de la cimenterie Lafarge. Massive parce qu’elle a l’élégance robuste d’un de ces monuments qui firent flores sous le fascisme et le communisme, rassurante en raison de son côté urbain et industriel au cœur d’un de ces sanctuaires que notre civilisation s’acharne à consacrer à la nature, sans doute dans l’espoir de se faire pardonner de lui avoir fait tant de mal. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si l’administration du Parc a installé ses bâtiments sous l’ombre tutélaire de Joseph-Auguste Pavin de Lafarge, prince incontesté des bétonneurs. J’aurai par la suite l’occasion de constater que ce bâtiment est des plus utiles en ce qu’il se voit de partout, particulièrement la nuit où il se nimbe d’une lueur rougeâtre du plus bel effet.

            C’est ainsi qu’après avoir garé ma voiture le long d’une charmante petite écluse, je me suis engagé sur un chemin de terre où m’attendait un milliard de moustiques et Franz.

            « Incroyable, s’est-il exclamé après avoir entendu mon histoire. Je croyais que vous n’existiez que dans les romans policiers.

            — Et vous ? ai-je demandé. Vous faites dans quoi ?

            — Je photographie des arbres et des pierres pour le compte du Parc.

            — C’est pas mal, non plus. En tout cas, c’est moins fatiguant que paparazzi. »

            Il a souri avant de braquer son appareil sur un tas de cailloux.

            « Il faut toujours faire attention où on marche. C’est du calcaire et le moindre caillou peut garder les traces d’un oursin, d’une huitre géante ou d’un corail qui a vécu à l’âge du Miocène. À l’ère Tertiaire », a-t-il précisé obligeamment.

            Il s’est remis à marcher et je l’ai suivi, ainsi que les escadrons de moustiques qui me collaient aux basques malgré l’épouvantable odeur de géranium et de citronnelle qu’elles dégageaient. Et c’est vrai que le paysage était surprenant. On aurait dit que la nature régnait là à l’insu des hommes. Les différentes essences d’arbres enchevêtraient leurs branches sans qu’aucun jardinier ne se mêlât de venir y mettre bon ordre et les minéraux eux-mêmes semblaient jouir d’une liberté durement acquise par leurs vingt-trois millions d’années d’existence.

            « Vous me prenez sûrement pour un dingue, fit Franz en se penchant sur un bout d’herbe, mais on a connu des herboristes perdre toute retenue devant tant de richesses accumulées et se mettre à quatre pattes dans ce foisonnement avec des rires hallucinés.

            — Je n’en doute pas, mais ça ne me dit toujours pas si c’est la bonne Sainte-Lucie, à condition qu’elle existe ailleurs que dans la cervelle de ma cliente. Où est, par exemple, ce fameux château qui abritait les folies des chasseurs en goguettes. Il n’est quand même pas revenu intégralement à la nature, lui aussi ? »

            Franz s’est contenté de sourire et de hâter le pas. Après avoir suivi un petit moment le bord du canal, on a fini par déboucher sur un grand portail en ferraille ouvrant sur une sorte de parc à peu près entretenu où se dressait une immense bâtisse, sobre mais imposante, surmontée d’un pigeonnier et flanquée d’un petit balcon à balustres. À l’extrémité nord du parc, j’ai retrouvé la statue de la vierge au fond d’une grotte et la fontaine inépuisable dont parlait Cécile avec ravissement.

            « Elle m’a parlé aussi d’un passage aux moines, ai-je dit sur un ton de défi.  S’il existe, je suis prêt à croire que c’est bien la Sainte-Lucie de Cécile Pacareu.

            — Suivez-moi », a-t-il fait avec un sourire dont j’aurais dû me méfier.

            Le passage aux moines existait bien. C’était un chemin creusé par une congrégation religieuse qui avait abandonné le monastère au bout de trois ans pour des raisons peu claires. Pour moi, elles l’étaient, claires. Le passage abritait dans son ombre fraîche une telle quantité de moustiques qu’il leur aurait fallu une foi trempée dans la cortisone pour tenir plus longtemps.

            Avant de me quitter, Franz me conseilla de laisser tomber la citronnelle et d’abandonner aussi le port du short.

            « Pour votre histoire, vous devriez passer chez Pierre Beauséjour, le libraire de Port-la -Nouvelle. Il sait tout sur tout. »

            Bien qu’il fut presque midi, les rues de la ville étaient à peine plus peuplées que les chemins de Sainte-Lucie, mais en beaucoup moins jolies. La Nouvelle semble avoir été dessinée par un de ces urbanistes américains fanatiques de Pythagore et de son théorème. Les rues se coupent à angle droit et forment de petits blocs d’immeubles dont la hauteur est strictement égale au carré de l’hypoténuse. C’est bien rangé, mais ça manque un peu de courbes.

            J’ai trouvé Beauséjour au fond de son bouclard. Avec sa grande carcasse, sa tête pleine de cheveux et son sourire bourré de dents, je l’ai tout de suite trouvé sympathique. Il a écouté mon histoire jusqu’au bout sans rigoler plus qu’il ne le faisait déjà.

            «  Ò filh de puta! Vous m’en racontez de belles, Corbucci. Comment vous dites qu’elle s’appelle la gamine ?

            — Pacareu. Cécile Pacareu.

            — C’est bien un nom d’ici.  Et dites-moi, vous êtes d’où, vous, avec un nom pareil ?

            — Disons… de Nice, pour faire court

            — Vous parlez le nissart ou le provençal ? »

            Encore un qui rêvait de reconstruire la Tour de Babel

            «  Convenablement imbibé, je parle couramment un sabir de calabrais, de patois d’Ombrie et de français, mais j’aimerais autant qu’on en reste au français.

            — Tant pis, a-t-il soupiré. Ça va perdre un peu de son sel, et le sel ici, c’est important… Ma grand-mère, Augustine Laffon, avait à peine deux ans quand sa famille a emménagé sur l’île où son père Barthélémy Boucabelle venait d’être nommé régisseur. C’était alors une belle propriété terrienne qui appartenait à un type de Narbonne, Charles Nombel. L’île n’était pas encore reliée à la terre et il fallait, pour passer de l’autre côté, emprunter la barque du passeur, personnage important s’il en fût qui répondait au nom de Pacareu. Il a fait ce métier jusqu’en 1935, l’année où le régiment du 7ème génie a construit le pont que l’on emprunte encore aujourd’hui. Bref, il était encore là quand la propriété a été vendue et transformée en terrain de chasse pour les Lareinty-Tholozan et leurs aristocrates de copains. Figurez-vous que Félix Ioussopov, l’assassin de Raspoutine en personne, y avait même ses habitudes. »

            Ça commençait furieusement à ressembler aux divagations de ma cliente.

            « Et donc, dis-je, ce Pacareu aurait eu des enfants qui…

            — Pas du tout. Il n’était même pas marié, mais faut vous dire que la chasse n’était pas la seule activité des invités des Lareinty-Tholozan. Beaucoup de ces messieurs venaient accompagnés et ceux qui étaient venus seuls s’arrangeaient avec la production locale. Tout ça pour dire qu’un beau jour Pacareu s’est retrouvé avec un poupon aussi blond et diaphane que lui était brun et rugueux.

            — Encore un coup des petits pois de Mendel.

            — Plus probablement un effet de l’aristocratie russe sur le climat local. Sur l’île on a fait semblant de rien. Tout le monde a eu l’air de trouver ça normal et Pacareu a élevé la gamine.

            — Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

            — Je ne sais pas trop. On dit que Pacareu recevait régulièrement de l’argent d’un mystérieux donateur… Peut-être le père de l’enfant, mais je n’en sais pas plus. Vous devriez aller voir Patrick Sirat. S’il y a quelque chose à savoir, lui le saura.

            — C’est qui ce Sirat ? Un archiviste ?

            — Allez savoir ? Il est déjà ancien beatnik, guitariste de blues, vigneron, poète et anthropologue, il peut bien aussi être archiviste. »

            J’ai trouvé Patrick Sirat et sa femme dans leur antre, une jolie maison plantée d’arbres gigantesques dans un quartier de Sigean. Le grand salon/cuisine était un vrai foutoir, une caverne d’Ali Baba où les instruments de musique et les partitions côtoyaient les instruments agraires, les bouquins et tout le joyeux bordel généré par une vie de famille manifestement réglée sur une conception farouche de la liberté.

            Ils ressemblaient tous deux à leur passé et à leur environnement. Elle, grande, plus grande que lui, mince, souriante, belle de ce genre de beauté qui exige qu’on y regarde à deux fois. Lui, petit, brun et bouclé, barbu jusqu’aux yeux, noueux, rugueux d’apparence, mais doté d’un sourire qui en avait manifestement assez vu pout tout comprendre.

            Pendant que je racontais une fois de plus mon histoire, ils m’ont servi un des produits de leurs vignes, un pur grenache qui devait titrer un bon dix-huit et qui, à peine avalé, se mit à me grimper le long des genoux en me donnant de bêtes envies de sourire.

            « Ainsi vous avez rencontré Cécile, On se demandait où elle était passée.

            — Vous la connaissez ? ai-je demandé de plus en plus surpris que cette apparition diaphane put avoir ne serait-ce qu’une ombre de réalité.

            — Beauséjour vous a bien raconté le début de l’histoire. La grand-mère de Cécile, une jolie fille qui travaillait au château, s’est retrouvée enceinte après une partie de chasse. On n’a jamais su qui était le père, mais Pacareu, secrètement amoureux de la fille, a accepté de porter le chapeau. Et puis, ils ont disparu tous les trois et personne n’en a plus du tout entendu parler ni à Port-La-Nouvelle, ni à Sainte-Lucie.

            — Mais vous, vous les avez retrouvés ? »

            Il a souri de son drôle de sourire et j’ai tout de suite eu envie de devenir leur pote à tous les deux.

            « Vous n’êtes pas contre une petite marche à pieds ? »

            On a roulé dans la garrigue jusqu’à un petit village du nom de Feuilla. « Le plus petit des villages du Parc de la Narbonnaise, a indiqué Patrick. Je ne crois pas que la population atteigne la centaine d’habitants. »

            Arrivés à Feuilla, on a suivi une petite route qui nous a menés dans la vallée du Rieu et on s’est garés à côté d’un grand parc entouré d’un grillage et curieusement planté de cactus et autres plantes exotiques. Une grille de fer fermait l’accès de ce curieux jardin planté au milieu de nulle part et gardé par un gros chien particulièrement affectueux.

            À mesure que l’on s’avançait dans le vallon, Patrick et Marie se faisaient plus silencieux. Comme si le charme et l’étrangeté du lieu les dispensaient de commentaire. D’un côté, à gauche en descendant, le Rieu arrosait une végétation luxuriante et diverse qui poussait dru et montait haut sous le soleil déjà impitoyable, de l’autre ce même soleil tapait comme un dingue sur un paysage de garrigue et de rochers sans le moindre soupçon d’ombre. C’était un peu comme cheminer entre les bords d’un ruisseau de Touraine et le paysage désertique et âpre de l’Arizona. Au milieu, le chemin flambait dans la lumière de cette fin de matinée.

            Patrick nous fit traverser deux fois le Rieu à gué. Le chemin se terminait en une sorte de cul de sac en forme de grotte peu profonde, la Cauna Vingane dont les archéologues disaient qu’elle avait tenu lieu d’abri à l’époque préhistorique. Pratiquement collée à la paroi de la grotte, s’élevaient les restes d’un bâtiment.

            « C’est là que ce sont réfugiés Pacareu et sa famille et c’est là qu’Élodie, la grand-mère de Cécile, a donné naissance à une fille, Isabelle, qui a elle-même donné naissance à des jumeaux, Cécile et Robert. Pacareu était propriétaire de la bergerie et on suppose que c’est le vrai père d’Élodie qui la lui avait achetée. Quand il est mort, Èlodie, Isabelle et les jumeaux ont continué à vivre ici. Le troupeau avait été vendu ou décimé par les bêtes sauvages ou la maladie et la bâtisse a commencé à se dégrader lentement. Et puis la famille a disparu sans laisser d’adresse… »

            Il s’est arrêté, comme si sa gorge s’était soudain serrée au point de bloquer toute tentative de parole. Je n’ai fait aucun effort pour l’aider. J’ai juste attendu que ça se desserre.

            « Il y a deux ans, j’ai découvert un cadavre dans la bergerie. On lui avait défoncé le crâne à coup de pierre. Est-ce que c’était celui  de Robert ? »

            En arrivant à Nice, j’ai trouvé une lettre glissée sous ma porte.

            Cher Monsieur Corbucci,

            Maintenant vous avez sans doute compris… À vous de décider quoi faire.

            Bien à vous

            Cécile

            Vu que je n’étais pas si sûr que ça d’avoir compris, je n’ai rien fait du tout.




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