Rémi Checchetto
biographie

Œuvres
Allez Allez Allez
Ça change encore

ALLEZ ALLEZ ALLEZ



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L’auteur Rémi Checchetto et le metteur en scène Fabien Bergès invités par le Parc naturel régional et la scène nationale Théâtre + Cinéma Grand Narbonne sont partis en en immersion auprès des supporters de rugby des clubs de Portel-des-Corbières et de Narbonne. Du recueil de ces témoignages est né un texte kaléidoscopique, entre fiction et théâtre documentaire dont se sont emparés trois interprètes et une fanfare qui se passent la parole dans un ballet où se racontent les doutes, l’extase, les défaites et les victoires de la vie. Le texte de Rémi Checchetto est publié aux éditions du Parc dans la collection Territoire réel, imaginaire, rêvé.

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EXTRAIT

Haut comme trois pommes

Et c’est 55, 1955, je suis haut comme trois pommes, c’est jour de fête, je me dépêche à manger, cours jusque chez mes oncles, on prend le bus sur la nationale ou bien on prend la 203 et après la 403, un jour on va à Perpignan, le câble de changement de vitesse de la 403 casse, à toute vitesse on nous le répare et on arrive à moins cinq au stade, là on arrive au stade de Cassayet à Narbonne, il est plus haut que la cathédrale, plus grand que mille fois mon école, on fume des cigares à l’entrée, c’est jour de fête et c’est cela qui me rend plus important, on est debout derrière les poteaux, je suis important mais toujours haut comme trois pommes et je ne vois rien du match, mais je capte tout ce qui se passe autour de moi, lève les bras quand les tontons lèvent les bras, crie quand les tontons crient, me mets la tête entre les mains quand les tontons le font, et c’est 67, 1967, je suis maintenant plus haut que trois pommes mais toujours haut comme trois pommes, là je suis à la Ferté-sous-Jouarre, je suis éducateur et le dimanche je vais à la chasse à la palombe, mais surtout j’emmène le transistor et je le mets sur RMC pour suivre le match, pas trop fort pour pas faire peur aux pigeons, n’empêche que les volatiles ils ne s’approchent plus, sans doute que je dois crier fort quand je saute de joie, et maintenant c’est 79, 1979, le 27 mai exactement, je suis maintenant plus haut que trois pommes mais toujours haut comme trois pommes, j’ai amené les tontons dans ma voiture et c’est moi qui offre les cigares à l’entrée, et c’est le match, et là les joueurs je les vois, ils sont plus hauts que la cathédrale, plus forts que tous les joueurs réunis de France et de Navarre, et c’est un essai, une pénalité, une deuxième pénalité, 10 à 0, 10 à 0 on est champion de France, je suis champion de France, et là maintenant c’est 86, 1986 et c’est mon fils qui est haut comme trois pommes et nous sommes au match, j’ai mis le fiston sur mes épaules et comme ça, même s’il est haut comme trois pommes, en fait il est haut comme huit pomme et voit tout du match retour contre le RC Graulhet et ouf ouf ouf ! c’est 10 à 9 pour nous, et c’est maintenant, 17, 2017, je suis toujours plus haut que trois pommes mais me tasse un peu et me rapproche de haut comme trois pommes, je ne fume plus de cigare à l’entrée mais toujours je vibre au match, quand l’équipe est en déplacement j’invite les copains à la maison, on se fait une dinette et on regarde le match à la télé, d’ailleurs c’est l’heure, excusez-moi il faut que j’y aille, attendez, j’ai encore un petit quelque chose à dire, que cela soit clair, je suis supporter, pas ultra, pas spectateur mais supporter, ça veut dire que je réfléchis sur l’image du club, je vois dans le rugby autre chose que le rugby, je vois dans les joueurs des grands et des petits, des optimistes entreprenants et des pessimistes qui persistent et résistent, toute l’image d’une société, il y a même eu des moments où le débat politique était ouvert jusque dans la mêlée fermée, tout juste si des joueurs ne se mordaient pas l’oreille, n’empêche que Giscard passait à Mitterrand et faisait bloc avec Marchais, voilà que ce que j’avais à ajouter, maintenant faut que j’y aille, le coup de sifflet de début de match ne m’attendra pas.

Texte et photographies : Rémi Checchetto
Édité avec le soutien de la DRAC Occitanie
Parution le 9 janvier 2018 - 72 pages
Prix public : 8 €
ISBN : 978-2-9192202-26-3
BON DE COMMANDE


ÇA CHANGE ENCORE


©Philippe Takka


Pour la troisième année consécutive, l’opération PAYSAGE EN CHANTIER se déroule dans une commune du territoire du Parc naturel, avec l’appui de nombreux partenaires, abordant toujours la question de l’évolution du village depuis 100 ans, les histoires qui se transmettent de génération en génération, les récits qui irriguent les conversations, etc.

La commande de création faite à Rémi Checchetto, était un texte inspiré par ses rencontres dans la ville de Gruissan.  Puis, nous l’avons associé à trois autres artistes, Il s’agissait de créer sur scène « quelque chose » qui prenne en compte les paroles entendues au plus près des habitants.

"Ça change encore" est une création sous la forme d’une soirée-concert où l'on entend une contrebasse et une clarinette basse, la voix de l’écrivain lisant son propre texte, mais aussi le ressac sur la grève, la pluie, les trombes d'eau de ces derniers jours à Gruissan, des anguilles (muettes), une bétonnière, des voix de Gruissan.

Avec : Isabelle Cirla, clarinette basse, créatrice et interprète, Joël Trolonge qui explore les possibilités de la contrebasse à travers un travail sur le son et par l’improvisation et Etienne Noiseau, ingénieur du son et créateur.

écouter (40mn)



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Contacts :

remichet@orange.fr
isabellecirla@gmail.com
jotrol@orange.fr
www.beaubruit.net



EXTRAIT

Le monde à Gruissan, Grussan, grau, estuaire, chenal, gradus, pas, degré, grauus, grève, rivage, plage

le monde à Gruissan, monde, France, Aude, golfe du Lion, pas de golf pas de lion

le monde à Gruissan, 11 340, 37 degrés virgule 2, 4 676 âmes en 10 du siècle 21

le monde à Gruissan, banlieue de la mer des Sargasses, magdaléniens, romains, pirates, Barberousse et barbe à papa

le monde à Gruissan comme ailleurs, c’est évidente évidence, ne nous a pas attendus, n’a pas eu besoin de nous, pas eu besoin de nos pelles et pioches, de nos fils à plomb ni de nos plans sur la comète, que nous fûmes là ou pas, que nous soyons là ou pas, que nous ne soyons plus là ou pas, le monde a changé, change, changera encore, c’est point par point qu’il fait ainsi, grand morceau de continent ou grain de sable après grain de terre, lorsque la colère l’exaspère ou alors qu’il est tout en patience et clémence, c’est ainsi, le monde conjugue le verbe changer, cambiare, a changé, change, changera, était ici une mer, fut un golf, sont des étangs, La Clape s’en est allée rejoindre la terre qu’elle a épousée pour le meilleur comme pour le pire, l’île Gruissan a fait du pareil au même, les insulaires ont épousé le continent pour l’eau potable et la gabelle, tandis que l’Aude, le fleuve, a doucement poussé son lit et sa table de chevet un peu plus vers le Nord

oui, le monde n’a pas besoin de nous

et régulièrement nous arrivons ici ou là sur le monde

nous arrivons, arrimons, atterrissons, amerrissons, nous qui sommes les bipèdes pourvus de la raison et du rire, nous la gloire de l’univers, nous la science infuse, nous qui ne sommes ni les animaux qui ont reçu les ailes et les hauteurs, ni ceux qui ont perçu les écailles et les profondeurs, ni les plantes qui ont obtenu la peau douce ou roide, et qui tous savent plus, savent mieux les choses et autres de la terre, savent bien plus vastement que nous les bigleux qui sommes pourvus d’une lucidité plus ou moins clignotante, plus ou moins vacillante, savent bien plus sensiblement que nous qui ne sortons jamais sans nos chaussures, nos cartes et nos boussoles et nos lunettes et nos livres et nos lumières frontales dont les piles finissent par flancher

ainsi arrivons-nous, arrimons, atterrissons, amerrissons-nous ici ou là sur le monde à la ronde

nous les rois, nous les piètres, et nous ne percevrons rien si nous sommes les forts, les accomplis, si nous dormons au milieu de nous-mêmes dans la bienheureuse stupeur des êtres rassasiés d’eux-mêmes, et si d’aventure, bonne aventure, notre méconnaissance nous démange et dérange, si forte est notre famine jusqu’au malaise, si nous sommes enfin les forts de savoir cela que les animaux ailés et écaillés, que les plantes branchues et feuillues sont bien plus aptes que nous, nous saurons alors que nous devrons demander à la mouette, interroger l’anguille, interviewer le ver de vase et la fleur des garrigues

oui, notre monde a besoin d’eux

ce matin, gris du ciel jusque sur la terre jusqu’en nous

sans doute parce que la pente est descendante c’est vers l’eau que nous allons, celle qui est à la hauteur zéro des planisphères et dont nous espérons pouvoir rencontrer ce qui est et vit à l’altitude moins quelque chose, là, sur la rive où sont les cabanes comme mises au hasard des coups des vents Cers et Maristrao, nous rencontrons l’homme qui ne s’arrête pas à l’estime de son reflet sur l’eau mais met ses mains dans l’eau sous l’eau, pose ses filets, ses nasses, tous ses pièges maillés où les poissons cessent leurs courses glissantes le long de leur destin têtu, et maintenant l’homme aux mains et aux avant-bras mouillés dépose son butin sur le ponton, crabes et anguilles et loups et dorades, tout un monde gris dont l’argenté s’éclipse, et qui remue encore cependant que dépouillé de ce liquide qui lui permet la vie, et leurs yeux nous les voyons, yeux qui sont désormais plongés dans une réalité qui n’est pas la leur, monde dont ils ne savent rien, univers entier où ils ne possèdent aucun vocabulaire, yeux qui visiblement préfèrent s’absenter et qui vite s’en vont derrière un voile blanchâtre qui ne se lèvera plus jamais, fin de l’interview

loups et daurades sont maintenant morts

le loup dans sa mort a gardé sa gueule ouverte, sans doute à contrecœur, sans doute en rancœur pour cet air qui l’assassinait, on y discerne clair jusqu’assez loin dans la gorge où c’est une manière de grotte, une sorte de sommet de cathédrale ou bien la coque renversée d’un bateau, plus rien ne bouge, ici le monde a presque cessé de changer, pas d’interview

pauvre loup, qui jamais, grand jamais ne sera allé à Gruissan et sera monté à la tour qui est haute autant que la terre est basse

les anguilles sont plus robustes

moins sujettes aux fatalités, une fois à l’air elle continuent leurs mouvements ondulatoires, leurs déplacements en vagues impulsions, toutes serrées dans le seau noir qui est leur prison elles s’emmêlent mais sans jamais faire de nœuds, c’est que visqueuses et tenant semble-t-il à demeurer seules, elles glissent l’une sur l’autre, s’enroulent et se déroulent muettement, c’est qu’elles ne se parlent pas, ne font aucun calcul, n’émettent aucun stratège, n’organisent pas leur évasion qui les remettrait à l’eau si vaste jusqu’aux Sargasses, laissons là les muettes, pas d’interview

juste un peu plus haut à main gauche

sur l’île Saint-Martin est la garrigue, une terre de cailloux qui est là depuis un très lointain commencement, une lande ancienne où l’on pourrait, si nous avions les yeux pour, sans doute voir ce qu’il en fût de nous, de notre silhouette, de notre tête, avant que nous ayons été tels que nous sommes, nous qui désormais habitons devant une table et un feu, sous un toit et des édredons, précisément, au fond d’un creux, une grotte est là, qui nous donne un peu la mesure de notre petite taille d’alors, de la courte distance que pouvaient parcourir nos sons qui, s’écrasant sur le roc, ne pouvaient aller que fort peu loin donner des nouvelles fraîches de nous, voilà pour Radio-France de l’époque

et puisque décidément

la pente descendante est aujourd’hui le plus court chemin jusqu’à demain, c’est un peu plus bas que nous nous rendons et que nous trouvons le lieu de rencontre et d’épousailles de l’air et de l’eau, là, plongeant nos mains dans l’eau curieusement rose nous en ressortons les doigts scintillants d’un fin gravier gris et salé qui n’est rien d’autre, c’est certain, personne ne pourra contredire notre fantaisie puisque nous sommes seuls au monde d’ici, que la poussière des étoiles que les ailes invisibles de l’air sont venues poser en ce lieu de voisinage du haut et du bas, poussière des étoiles ou caca de dromadaire céleste élevé par les salins du Midi

nous sommes encore sous le coup

de l’éblouissement de notre imagination, alors qu’un nouveau soir du monde arrive qui, dans sa si vaste étendue, dans son unanime mouvement de pause, met en berne nos niaiseries qui seraient capables de faire tourner la terre comme la roue du hamster

puis ce matin

soudain ce matin qui comme tous les matins est un gant de toilette frotté sur un visage sans presque jamais pouvoir préserver quelques visions de la nuit, soudain ce matin Notre-Dame-des-Auzils réapparaît comme Notre-Dame-des-Auzils, les chalets les quatre pieds presque dans l’eau réapparaissent comme les chalets les quatre pieds presque dans l’eau, l’étang de l’Ayrolle et celui de Bages et celui de Gruissan réapparaissent comme l’étang de l’Ayrolle et celui de Bages et celui de Gruissan, tout reprend sa place attribuée, son rôle distribué, son destin minuté, oui, ça change encore, oui, le monde change encore mais pas en l’espace d’une nuit ou bien de façon minime, aucun grand soir n’est encore venu hier au soir et qui aurait pu changer de façon colossale le monde, aucun vin, même un des Pujots, même un Grussius, quand bien même nuitamment il a réussi à faire flotter Notre-Dame sur un étang ou l’autre avec un chalet comme table de chevet, ne résiste longtemps au gant de toilette matinal

et ce matin

soudain ce matin qui comme tous les matins est le soir de la chauve-souris qui a élu domicile sous Notre-Dame-des-Auzils, soudain ce matin la chauve-souris en sa grotte, en son sommeil, émet un petit cri qui est peut-être le nom d’un capitaine au long-court, Auguste Gimié ou Louis Bonrepaux ou Gabriel Bonnot ou François Cibert, capitaine mort en océan indien ou à Beyrouth ou à Hong-Kong ou à Porto-Prince ou dans le golf bien nommé Lion, et peut-être que dans le songe de la chauve-souris est un monde sous le monde ou un monde au-dessus du monde où le capitaine au long-court a toujours une tresse dans sa barbe et a toujours une colère, sa colère, qui le fait se lever brusquement et cracher fortement, et ce n’est pas un crachat, c’est la politique toute entière qui tombe sur le plancher du navire ou du bistrot de Beyrouth ou de Hong-Kong ou de Porto-Prince, la politique qui toujours veut changer le monde et en faire un monde dont le capitaine au long-court ne veut pas, mille millions de mille milliards de mille sabords de tonnerre de Gruissan, ah ça non

et ce matin

soudain ce matin qui comme tous les matins est une réalité brusque et entière qui revient à la vitesse de la lumière sur l’œil qui s’ouvre, soudain ce matin un homme d’outre-Méditerranée se réveille et constate une nouvelle fois qu’il n’est plus à Annaba anciennement Bône plus anciennement Hippone, qu’il ne verra pas ce matin la basilique Saint-Augustin, qu’il ne mangera pas la chorba frik ni le bourek annabi, mais qu’aujourd’hui encore il devra encore aller planter en rang d’oignons des chênes verts et des pins blancs sur les pentes rocailleuses de La Clape qu’il faut tenter de conserver à l’identique, du pareil au même de mémoire d’homme, puisque la volonté des hommes est bien souvent de garder le monde tel quel, de l’empêcher de changer encore, ou s’il change, de le changer de manière à ce qu’il ressemble le plus possible à l’homme, à ses pensées les plus rectilignes possibles, à ses ordres tirés au cordeau autant qu’au clairon et au canon et au béton à la tonne qui a laissé ici quelques dromadaires pas célestes pour deux sous, qui se cherchent dans les plates-bandes un peu d’herbe à manger, qu’arrachent des dames assises sur de petits sièges, puisque d’accord, le monde change, mais pas sans la bénédiction du conseil-municipal

et ce matin

soudain ce matin qui comme tous les matins est une peste autant qu’une lumière qui tombe sur les rêves de la nuit autant que sur les cauchemars qui sont souvent bien moindre que les inventions du réel, soudain ce matin ce n’est ni le cauchemar de la calamité des sangliers qui arrivent au travers des flammes comme sortant bel et bien de l’enfer et poser partout leurs empreintes de diable, ni celui de la suceuse qui mange la côte afin que le monde change à sa façon, se couvre de petits bateaux à voile pour de petits hommes tous habillés dans le même tricot à rayures blanc et bleu qui n’est rien d’autre que la copie du costume des détenus qui séjournèrent en l’île de Gruissan prison

et ce matin

soudain ce matin qui comme tous les matins est un poème vert ou la journée vient croquer et se vitaminer, soudain ce matin nous sommes bien davantage, bien plus vaste que l’ermite Michel Cyprien qui bien qu’habitant là à main droite à mi-côte, habite aussi entre les trois frontières, entre terre et ciel, entre homme et femme, entre vie et mort, lui, l’homme dont la frugalité croissant, dont la famine augmentant augmente la faculté de ses antennes à capter Dieu transparent et ses paroles cristallines, et bien davantage, bien plus vastes que le chasseur nous sommes aussi, homme habillé des teintes de la terre et des feuillages, homme lui aussi entre terre et ciel, entre ciel et terre plutôt, puisque capable de son feu jaillissant de faire fatalement chuter dans les herbes ou dans les fourrés ou sur la roche la palombe qui fut plus légère que les airs qu’elle empruntait de la Pologne au Portugal, Palombe dont l’ombre portée au sol formait une fleur au fusil

pas d’interview de feu la palombe

bien davantage nous sommes, bien plus vastes

puisque ce matin, soudain ce matin qui comme tous les matins est l’espace et le sourire, l’espace tout l’espace et le sourire tous les sourires, soudain ce matin nous sommes une fleur, il nous est offert sur le plateau argenté de l’aube d’être une fleur, pas n’importe laquelle, pas la rue qui anime l’avortement, pas la férule qui frappe le bonnet d’âne de la classe, pas le genévrier, pas la centaurée, pas la phlomis, pas la polygana qui offre davantage de montées de lait aux vaches qui la mangent avec ou sans appétit, avec ou sans idée derrière la tête, avec ou sans phrases toutes faites pour les jours suivants, pas la fumeterre non plus, dont le jus fait pleurer autant que la fumée, bien moins, bien sûr, que les bassesses, bien moins, pour sûr, que la tristesse

non

mille millions de mille milliards de mille sabords de tonnerre de canons de pirates des caraïbes, ah ça non

non

bien davantage et bien plus vastes nous sommes puisque soudain, soudain en ce matin qui comme tous les matins voit l’ouverture du café les 3 caravelles au 1 avenue des Courlis, 04 68 49 13 87, soudain en ce matin nous sommes une ophrys, et nous voilà pourvus de trois tubercules, de feuilles en rosette basale, d’une hampe florale, de fleurs aux sépales et aux pétales latéraux étalés, d’un labelle sans éperon muni à la fois d'une zone glabre et d'une pilosité importante, ophrys, ophrus, sourcil nous sommes, et pas que cela nous sommes puisqu’il faut voir, savoir voir et voir les relations que nous partageons volontiers avec quantité d’espèces d'abeilles sauvages, c’est que notre labelle imitant le corps de l’animal provoque de furieuses et peu voluptueuses copulations de la part des mâles, faut les voir, savoir les voir et vouloir les voir attirés par nos substances émises, essences qui sentent bien bon les phéromones sexuelles de leur femelle, et faut les voir, savoir les voir et oser les voir se frotter sur nous de la tête et du ventre puis emporter au loin nos pollens bien collés par leur libido

c’est ainsi le monde, le monde n’a pas besoin de nous, ici et là a changé, change, changera, mené par le bout du nez par la sempiternelle chanson dont les rimes et raisons se trouvent en-dessous de la ceinture ou des bretelles

c’est ainsi, nous sommes les étonnantes

les surprenantes, presque les exubérantes, les insolites fleurs munies d’ailes, les baroques insectes nantis de pétales, les belles exceptions, les rares dérogations de la création, fleurs munies de pensées sous la terre comme dans les airs, de désirs verticaux immobiles et horizontaux filants, insectes enracinés dans les airs et volant sous les terres, fleurs insectes nantis de désirs autant vers le bas que vers les hauts, nous les singulières qui envahissons la mémoire du badaud à bâton de marche autant que celle de l’abeille qui passe par ici, nous qui allons dans les avenirs marchants et volants et parcourons les chemins de cailloux et d’azur, nous qui sommes dans les histoires qui se disent autour de la table et dans celles qui se racontent dans la ruche

et là où nous sommes

est le lieu et le temps exact où le monde change ses proportions autant que ses dispositions, monde qui entre dans une nouvelle histoire, une histoire où ce qui vit peut à la fois connaître l’odeur de l’argile et celle des airs, a connaissance et de la couleuvre et des oiseaux, du nuage et de la motte, de l’avortement et du miel, de la barbe des capitaines au long-court et de celle de Barberousse, de la liberté des altitudes et de la contrainte des sous-sols, de la lumière des espaces et de l’ombre toute l’ombre sombre des tombes

oui, cela change encore en cette nouvelle histoire

nouvelle de toutes les nouvelles histoires où ce qui vit, vit à l’égal de l’ophrys, où tout ce qui vit ainsi voit et vit que le sang n’est nullement la même chose, n’a aucunement le même sens selon que l’on est au-dessus de l’arbre ou au-dessous de l’arbre, sang qui arrive ou sang qui part, sang qui ramasse et amasse le chant des oiseaux et celui des vents pour y façonner ses forces et ses élans, sang où cessent et se taisent les chants tous les chants, sang dans la joie de son invention, de son effervescence et de ses avancées ou sang dans l’accablement de son ralentissement, de son arrêt et de sa disparition

et en cette nouvelle histoire

le monde change encore, toujours change, c’est évidente évidence, ne nous attend pas pour changer encore changer, n’a pas besoin de nous, pas besoin de nos pelles et pioches, de nos fils à plomb ni de nos plans sur la comète pour changer encore changer, en cette nouvelle histoire le monde qui connaît les deux extrémités, les deux bouts, celui des débuts et celui des fins, le monde maintenant se penche sur le sang et s’adresse au sang comme il se doit : ô sang des êtres et des feuilles, des roches et des airs, sang de toutes les couleurs, de toutes les saveurs, sang des sédiments, des marnes, des anguilles, des passages périlleux, des tombes sèches, sang des cabanes, des chalets, du feu, des capitaines au long-court, de l’œil, du bout du doigt, de la rainure de la griffe, de la gorge du loup, sang simple de la pulsation, sang fort de la pulsion, sang ne peux-tu changer ? à mon égal, à mon image ne t’est-il pas possible de changer encore changer ? est-ce question de tes pouvoirs, est-ce question de tes vouloirs si tu ne changes pas ? n’as-tu pas quelques ambitions, ne possèdes-tu pas au contraire quelques capitulations ? n’y aurait-il pas profond en toi un signe qui te ferait changer pour une fois changer ? ne peux-tu essayer pour la sauge bleue ou pour la vive et passante palombe ? n’aurais-tu pas une fois envie de tenter de changer une seule fois changer pour l’herbe du matin ou l’homme sur le chemin ? ô sang, ne peux-tu cela ? n’est-il pas possible qu’un jour les choses s’inversent ? un jour la vie ne nous cherchera-t-elle pas ? la vie n’aura-t-elle pas besoin pour vivre de l’herbe du matin ou de l’homme sur le chemin ? puisque c’est ce qui me manque pour changer, encore changer, peut-être un jour une dernière fois changer

et sache sang

que cela se passera alors en toute absence de prétention, sans le moindre accent de triomphe, en toute légèreté, c’est-à-dire avec toute la gravité que requiert un bonheur, sans doute verrons-nous alors un peu de l’eau de la mer des Sargasses dans les bénitiers de Notre-Dame-des-Auzils, une anguille y sera qui racontera l’histoire de capitaines aux long-court dont la mer est enfin la proie, ailleurs un grain de terre du continent se détachera, s’en ira, Gruissan sera un peu plus une île à nouveau, les hommes recommenceront à rêver de ponts, les femmes penseront un peu plus à la lumière, à la liberté de la lumière, aux forges sur le soleil où se fabriquent les outils qui ouvrent les chaînes, un peu plus loin sera un brin d’herbe d’une plate-bande, un peu plus loin encore un chalet les quatre pieds presque dans l’eau deviendra la table de chevet du nouveau lit de l’Aude, on y trouvera un livre qui s’intitulera Ça change encore


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